Fév 06, 2021 Articles publiés

Méthode et principes d’exégèse coranique d’après Shaykh Ja`far Subhani


Résumé de l’article : Notre article s’intéresse à l’une des discussions fondamentales qui a lieu dans le domaine de l’ulum al-quran et qui concerne la méthodologie ainsi que les principes de l’interprétation du Coran. L’article, qui est un compte-rendu du livre « Introduction to the science of Tafsir of the Qur’an », est une tentative de présentation synthétique de la méthode proposée par Shaykh Ja`far Subhani, qui est un expert des études sur le Coran et de son exégèse thématique, sur le processus de dévoilement ou d’exégèse du contenu coranique.


Source : Introduction to the Science of Tafseer of the Qur’an by Shaykh Ja`far Subhani


1. Introduction

Le Coran livre révélé au Prophète Mouhammad sur une période de vingt-trois ans est considéré par les Musulmans comme un miracle intangible de Dieu. D’importance capitale, la valeur sacrée du Coran, dans sa forme matérielle, a été préservée par les Musulmans grâce à différentes combinaisons de procédés : l’incitation à une récitation quotidienne, la mémorisation dès le plus jeune âge, la réflexion et l’étude continuelle de son contenu, la préservation des versets par la reproduction textuelle etc.

Au cours du temps, plusieurs disciplines naissent pour faciliter l’étude du Coran, à savoir l’apprentissage de la bonne méthode de lecture, l’art de la mémorisation et de la transmission, et enfin les approches exégétiques ou tafsir qui permettent de porter l’attention sur la réalité de la révélation. Elles répondent ainsi à des questions d’ordre phénoménales telles que le mode de révélation, la raison de la révélation ou le lieu de la révélation. Ces approches exégétiques ne se contentent pas d’établir une simple « fiche d’identité » de chaque verset mais contribuent à répondre à d’autres sujets connexes qui consistent en l’explication de l’histoire de la mise à l’écriture de la tradition orale, de la problématique des abrogations, du sens obvie et conjecturel, du sujet de l’intégrité du contenu coranique exempt de toutes altérations etc. Tous ces sujets sont rassemblés dans le cercle traditionnel d’étude du Coran sous l’appellation d’ulum al-quran.

Notre article s’intéresse à l’une des discussions fondamentales qui a lieu dans le domaine de l’ulum al-quran et qui concerne la méthodologie ainsi que les principes de l’interprétation du Coran. L’article, qui est un compte-rendu du livre « Introduction to the science of Tafsir of the Qur’an », est une tentative de présentation synthétique de la méthode proposée par Shaykh Ja`far Subhani, qui est un expert des études sur le Coran et de son exégèse thématique, sur le processus de dévoilement ou d’exégèse du contenu coranique.

2. La réflexion sur le Noble Coran est-elle limitée aux seuls savants ?

L’entrée de l’humanité au vingtième siècle avait sonné le réveil de l’Orient et des Musulmans qui marqua la fin des influences coloniales et permit l’émergence de nations indépendantes ou semi-indépendantes. Cette nouvelle période de relative indépendance avait conduit les intellectuels musulmans à se pencher sur une série de problèmes centraux liés à leurs sociétés : le sous-développement et l’inféodation, deux fléaux auxquels ils cherchaient une explication. Parmi l’une des causes de l’état misérable dans lequel se trouvaient leurs sociétés figurait la pauvreté de l’éducation islamique depuis quelques siècles.

En effet, force était de constater que l’enseignement coranique était polarisé qu’autour d’une minorité de savants alors que la majorité de la population était réduite à la simple mémorisation des règles de récitation des écritures saintes et à la psalmodie. Les ouvrages volumineux d’exégèse ne portaient aucun bénéfice au peuple et rares étaient les sessions de cours sur l’interprétation et la mise en application du contenu coranique. Il ne serait pas faux d’affirmer que le travail de réflexion sur les versets coraniques était devenu au fil du temps le sanctuaire des seuls savants, excluant du processus de sensibilisation intellectuelle le reste de la société.

Ce cadre de développement désavantageux pour la société était clairement en contradiction avec les sources scripturaires et le Coran, en particulier, qui invite l’humanité dans son entièreté à réfléchir mûrement sur le discours divin et à considérer ses versets comme source de lumière et guide vers la pleine conscience de Dieu. Le Coran ne formule aucune limitation dans l’acte de réfléchir sur son contenu et réprimande dans certains passages ceux qui ne se soumettent pas à cette tâche, soulignant ainsi que son usage n’est pas réservé qu’à une certaine élite intellectuelle religieuse. Cette prise de conscience de la part des intellectuels musulmans a favorisé depuis le siècle dernier une production massive d’exégèses coraniques destinées à un public varié et indifférencié dans des pays comme l’Égypte, la Syrie, l’Irak, le Pakistan et l’Iran, dans le seul but de rapprocher les Musulmans de l’esprit du Coran.

3. Le principe d’harmonie entre les versets selon Shaykh Ja`far Subhani

Shaykh Ja`far Subhani exprime sa préférence pour une méthode d’exégèse qui prenne en considération le principe de l’harmonie existante entre les versets du Coran. Ses deux œuvres Manshur-e-Jawid-e-Quran et Mafahimul Quran ont été écrites suivant ce même principe en vertu duquel nous pouvons qualifier tous travaux similaires d’« exégèse thématique ». Il avance plusieurs raisons à la nécessité d’un tel principe dans sa méthodologie qui permettrait d’écarter les ambiguïtés apparentes et d’atteindre les objectifs réels envisagés par les versets ; en somme, cela permettrait d’atteindre l’essence et l’âme du Coran à travers la découverte de l’harmonie tacite qui gouverne le discours divin dans sa totalité.

La recherche de l’harmonie entre les versets devient une condition inéluctable si l’on suppose que les différentes sectes, écoles de pensée, idéologies et doctrines n’ont vu le jour que parce que celles-ci ont ignoré le caractère holistique du Coran. Chaque réflexion sectaire, qu’il s’agisse de celle des Moujabbira [1], des Moutazilites [2], des Moushabbiha [3], des Moujassima [4], des Mourjia [5] ou d’autres encore, reposait sur une considération incomplète des versets coraniques, chacun défendant leurs croyances par sélection de certains versets spécifiques et négligeant le caractère total et unifiant du Coran.

La méthode courante d’exégèse du Coran est celle qui consiste à expliquer les versets selon un ordre séquentiel, bien que fécond, elle ne pourrait rivaliser à la méthode thématique. Cette dernière consiste à rassembler tous les versets qui reflètent un même thème et de les expliquer les uns par rapport aux autres, en ayant au préalable à l’esprit le contexte textuel dans lequel ils apparaissent. Ce processus analytique-synthétique de collection des données suivie d’une tentative de déduction d’une solution-explication sous la forme d’une conclusion synthétique répond au principe d’harmonie que Shaykh Ja`far Subhani attribue au Coran.

Le principe d’harmonie du Shaykh Ja`far Subhani s’oppose à un autre principe mis en application par Allamah Tabatabai dans son exégèse coranique qui s’intitule al-mizan fi tafsir al-quran. Il repose sur une méthode traditionnelle et probablement infaillible adoptée par les imâms chi’ites qui consiste à expliquer les versets du Coran par d’autres versets. « Le Coran explique toute chose » : ce principe qui est valable pour tout le Coran permet de lever une quelconque ambiguïté dans un des versets coraniques en le rapportant à un autre verset relatif au même sujet ou partageant le même mot ou expression. Cette forme d’exégèse consiste à expliquer le Coran par le Coran.

4. Principes et démarches méthodologiques pour commenter, interpréter et expliquer le Coran

La méthode que préconise Shaykh Ja`far Subhani pour réaliser une exégèse coranique s’articule autour de cinq problématiques récurrentes imbriquées les unes dans les autres. Elles constituent le socle sur lequel repose toute poursuite explicative ou interprétative du Coran par un commentateur ou un simple lecteur qui souhaiterait saisir le message coranique. Ainsi, l’équation de base du Shaykh Ja`far Subhani est constituée par la pensée de l’individu qui entreprend un travail de réflexion en vue d’extraire une signification des versets coraniques. Pour entreprendre cette tâche, le décodeur de ces données brutes doit s’armer de certains outils qui lui permettront de recueillir la signification encodée dans ces versets : la grammaire de la langue arabe, les traditions prophétiques, l’histoire et la structure du texte.

  1. La condition préalable à un commentaire coranique est que le commentateur ait en sa possession une connaissance parfaite des règles de la grammaire arabe pour qu’il soit en mesure de distinguer grâce à celui-ci le sujet du verbe de son objet, l’adverbe du verbe qualifié, l’état dénotatif de l’état subjectif, le coordonnant du coordonné. L’importance de posséder une maîtrise de la grammaire arabe n’est pas à démontrer tant il est évident d’observer que cette discipline permet d’éviter les erreurs de compréhension dans n’importe quelle langue. Il faut toutefois préciser qu’il n’est nullement nécessaire d’être un spécialiste de la science de la grammaire pour être en mesure d’approcher le Coran, il suffit d’en avoir une connaissance d’ensemble.
  2. Les traditions prophétiques sont incontournables à un commentaire du Coran ; en effet, elles sont au centre de toute la démarche explicative pour aboutir à la signification des versets. Qu’il s’agisse de se rapporter à un fait historique relatif à un verset, de l’application particulière des lois islamiques ou de se documenter sur les coutumes et la culture des arabes, les traditions forment le cœur de tout commentaire. S’appuyer sur les traditions et les récits du passé ne peut être instructif que si une méthode d’authentification par analyse de la chaîne des transmetteurs et du contenu a été au préalable établie.
  3. Le Coran fut révélé sur une période de vingt-trois ans pour répondre à une série d’événements et d’interrogations qui se sont manifestés au cours de la vie du Prophète Mouhammad en Arabie. Une connaissance adéquate de l’histoire de la révélation des versets pourrait offrir une compréhension précise de la signification de chaque verset. Cependant, cela ne signifie pas pour autant qu’ignorer l’histoire de la révélation des versets implique une incapacité à expliquer et comprendre les versets, puisque le Coran garantit à tout lecteur de sa clarté, de son caractère explicite, et de l’usage d’un langage facile à saisir[6]. L’histoire n’est nécessaire que dans la mesure où elle permet de rendre plus clair la signification des versets et à condition qu’elle ait fait l’objet d’une évaluation rigoureuse quant à son authenticité. L’histoire regroupe ainsi plusieurs sous-disciplines :
  • Celle des premiers temps de l’Islam recueillie par Ibn Hisham dans son al-Sirah, par al-Mas`udi dans son Muruj al-Dhahab, par al-Maqrizi dans son Imtiau`ul Asma et enfin par Ibn Açir dans son al-Kamil.
  • Celle des premiers prophètes.
  • Celle de l’environnement socioculturel de la révélation.
  • La connaissance des révélations mecquoises et médinoises, chacune manifestant respectivement un style différent.
  • La connaissance de la signification des mots individuels est l’un des pré-requis fondamental pour commenter le Coran, en effet le commentateur doit être en mesure de distinguer les différentes parties d’un mot. D’autre part, il est impératif de ne pas s’appuyer sur la signification populaire d’un mot ou de la signification que le commentateur a dans son esprit car une signification peut subir les effets du temps et changer complètement au fil de l’histoire : un mot n’aurait pas la même signification au cours de la période de révélation que quelques siècles plus tard. L’œuvre monumental en six volumes al-Maqayis d’Ahmad b. Faris b. Zakariyya (d.395 H) publié en Égypte remplit amplement cette exigence de fournir les significations originelles des mots employés dans le Coran ainsi que leurs évolutions progressives à travers le temps. D’autres ouvrages auxquels le commentateur du Coran doit se référer sont respectivement : al-Mufradat al-Qur`an de Raghib al-Isfahani (d. 502 H), an-Nihaya fi gharib al-Hadith wa-l Athar d’Ibn Açir (d. 606 H) et Majma al-Bahrayn de Turayhi al-Najafi (d. 1086 H).
  1. La structure du texte coranique a son importance dans la compréhension d’un verset : on parle de contexte textuel du verset. Si un verset à expliquer est précédé et suivi d’un autre verset relatant un même sujet alors celui-ci doit être expliqué en dépendance à ceux-là avec comme objectif la recherche d’une certaine harmonie entre eux. Dans les cas particuliers où un verset est indépendant ou emboîté au sein d’un sujet donné, l’ambiguïté de la signification peut être levée en se rapportant aux traditions prophétiques.

Chacun des outils exposés ici pourrait faire l’objet de nombreuses discussions et élaborations enrichissantes pour s’hypertrophier en plusieurs méthodes et approches d’analyse différentes les unes des autres. Une dernière problématique concerne directement la pensée du commentateur-lecteur qui joue un rôle d’agent actif dans ce processus de découverte de la signification des versets coraniques. La position intellectuelle de l’agent-commentateur doit satisfaire plusieurs conditions préliminaires :

  1. Ne pas chercher par le commentaire à normaliser ses propres croyances ou ses pensées prédéterminées. Le principe d’objectivité implique qu’aucune notion préconçue ne doit influencer le commentaire.
  2. Avoir été sensibilisé aux théories scientifiques et philosophiques pour mieux comprendre la substance des versets coraniques : cela ne signifie pas que le commentateur entreprenne un travail de commentaire du Coran en faisant usage de ces théories ni de mener un travail comparatif. L’objectif reste celui d’éclaircir le propos coranique suivant le principe de l’impossibilité de commenter l’infaillible par le faillible.

Être au courant des opinions et travaux des commentateurs musulmans et chercher à s’y familiariser pour être assisté dans la compréhension des questions ardues, suivant le principe que les pensées et les réflexions d’un groupe d’individus sont toujours qualitativement supérieures à celles d’une seule personne. Néanmoins, Shaykh Ja`far Subhani précise qu’une telle posture n’est nécessaire qu’au novice dans la discipline du commentaire coranique et que l’expert, par souci de liberté et de productivité, pourrait conduire sa propre recherche dans ce domaine.


[1] Pensée selon laquelle l’homme n’est pas libre et qu’il est un simple outil aux mains de Dieu.

[2] Pensée selon laquelle l’homme est totalement libre et Dieu n’exerce aucun contrôle sur ses actes.

[3] Pensée selon laquelle Dieu a une forme humaine ou des caractéristiques humaines.

[4] Pensée selon laquelle Dieu a des parties corporelles.

[5] Pensée selon laquelle la foi et les croyances suffisent pour être sauvé, les bonnes actions ne sont pas nécessaires.

[6] L’expression utilisée dans le Coran est « `arabiyyun mubinun ». Selon Shaykh Ja`far Subhani cette expression cherche a indiqué au lecteur ou à l’auditeur de la révélation que le style de langage des versets se distingue d’un arabe inexact parlé par les étrangers (`ajam) ou encore celui des poésies arabes préislamiques dont le contenu est confus et non-sophistiqué.


Biographie de l’auteur

Shaykh Ja`far Subhani est un théologien iranien né à Tabriz en 1930. Il a appris la littérature arabe, les principes de la jurisprudence islamique au séminaire islamique. Il a suivi à des cours de fiqh, usool, tafsir et de philosophie auprès de plusieurs savants, parmi lesquels Sayyid Hossein Borujerdi, Sayyid Khomeini et Sayyid Muhammad Husayn Tabataba’i pendant près de 15 ans.

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