Résumé de l’article : Penser la révélation et le texte sacré fut un temps réservé aux savants traditionnels issus des séminaires théologiques des pays du Moyen-Orient. Ce savoir n’a malheureusement pas été mis à jour à l’aune des nouvelles découvertes et théories produites par les universités occidentales. Le remède à ce vide en matière d’approches nouvelles de la révélation et du texte sacré fut comblé par un ensemble d’universitaires musulmans ayant reçu une double formation traditionnelle et universitaire, se positionnant aux avant-gardes de toute pensée théorique sur le Noble Coran. L’article suivant est une présentation des thèses des principaux universitaires musulmans qui ont réfléchi sur la question de la révélation et du texte sacré à la lumière de la pensée occidentale.
Source : “The Expansion of Prophetic Experience” by Dr. Abdolkarim Soroush
Parmi les savants musulmans contemporains qui ont proposé des explications sérieuses et non-traditionnelles sur la nature de la révélation et/ou se sont engagés dans un travail de contextualisation du texte sacré, nous pouvons citer Fazlur Rahman (Pakistan, d. 1988), Mohammed Arkoun (Algérie, d. 2010), Nasr Hamid Abu Zayd (Égypte, d. 2010) et Muhammad Mujtahed Shabestari (Iran, n. 1924).
Dans ce qui suit, l’objectif n’est pas de comparer les idées de ces universitaires dans les détails (une telle étude demanderait un travail séparé), mais de passer en revue les efforts déployés par chacun d’eux pour expliquer les aspects historiques de la révélation et sa compréhension, cette dernière implique le renouveau de la tradition islamique rationnelle à l’époque moderne. Ce travail permettra de situer les idées de Dr. Abdolkarim Soroush [1] dans ce continuum de nouvelles théories. Même s’il existe des différences considérables dans leurs approches et leurs résultats, ils ont aussi des similarités.
1. La théorie du double mouvement chez Rahman
Fazlur Rahman (1919-1988) est en même temps un universitaire et un intellectuel musulman réformiste préoccupé par le bien-fondé des normes et valeurs islamiques coraniques à l’époque moderne. L’objectif qu’il s’était donné était la réforme de la pensée et de la société musulmane, ce qui l’a amené à s’intéresser aux questions littéraires, philosophiques, sociologiques et herméneutiques soulevées par le Coran.
Il reprochait à l’orthodoxie et aux penseurs musulmans médiévaux leur manque de « courage intellectuel pour dire que le Coran était aussi bien le verbe divin, au sens ordinaire de cette expression, que la parole de Muhammad dans la totalité … ». Il développe une théorie sur la nature de la révélation qui associe émotions-idées-mots et superpose le verbe divin au verbe de Muhammad en postulant dans un premier temps que « … l’élan élémentaire du Coran est moral … » et que « … les principes moraux et les valeurs religieuses sont issus du commandement divin. ».
Dans un deuxième moment, il dit la chose suivante : « Quand la perception intuitive morale de Muhammad atteint le point culminant et s’identifia aux principes moraux (…) le Verbe lui fut transmis à travers l’inspiration elle-même. Le Coran est le verbe divin absolu, mais il est en même temps relié de manière intime à la personnalité intérieure du Prophète Muhammad et cette relation ne peut être envisagé sous un aspect mécanique, tel un enregistreur. »
Ici, Fazlur Rahman est plus près que jamais de Soroush, ce dernier soutenant l’idée que le verbe divin (kalam-e bari) est similaire au verbe prophétique (kalam-e payambar), bien qu’ils prennent un chemin différent pour le montrer. Néanmoins, tous les deux s’éloignent du surnaturalisme de la théologie dogmatique sur la question de la révélation et insiste sur son caractère naturel, c’est-à-dire humain.
Toutefois, la théorie de la révélation de Fazlur Rahman, celle d’une révélation divine sous la forme du couple ‘idées-mots’ encodé en ‘sons-mots’ prophétiques, reste un moyen particulier d’expliquer le processus psychologique technique de la révélation, quelque chose d’assez similaire aux débats philosophiques et théologiques qui ont marqué l’époque médiévale sur la nature du kalam-e bari. Parce qu’attribuer un rôle au Prophète dans le processus de révélation aurait pu avoir des implications majeures sur le contenu du Coran, Fazlur Rahman ne les a pas directement associés dans sa théorie ni a-t-il cherché à la développer dans ses travaux ultérieurs.
Pour autant, en reconnaissant la contextualité de la révélation, il s’est consacré à développer une théorie de l’interprétation du Coran appelée du « double mouvement » qui consiste d’une part, à déchiffrer la signification originelle des révélations dans le contexte socio-moral de l’époque prophétique, aussi bien au niveau local (l’Arabie) que global (monde) et d’autre part, à retourner au Coran pour le relire en appliquant les valeurs et principes originaux découverts, au monde contemporain.
Cette méthode herméneutique, si elle est appliquée dans sa forme idéale, pourrait améliorer l’ijtihad en jurisprudence étant donné que les injonctions légales seront réinterprétées à la lumière de ce que Fazlur Rahman a appelé le Weltanschauung (conception holistique du monde) unifié de la totalité du Coran. Le modèle interprétatif de Fazlur Rahman reste la tentative la plus intéressante et la plus homogène d’adapter les impératifs coraniques au monde moderne.
Alors que la théorie herméneutique de Fazlur Rahman s’intéresse à la compréhension et à l’interprétation du contenu coranique, la théorie de Soroush sur l’évolution de l’expérience prophétique creuse en profondeur, en cherchant à savoir pourquoi et comment certaines choses devaient inévitablement se retrouver dans le contenu de la révélation.
Il semblerait que contrairement à Soroush, les réformateurs partent du contenu coranique suivant un mouvement centrifuge pour atteindre le contexte extérieur afin de reconstruire et analyser l’histoire de la révélation et le système de valeurs qui soutient ses enseignements (limitant ainsi la portée de leurs investigations), alors qu’il adopte un mouvement centripète. Il avance depuis l’extérieur pour pénétrer à l’intérieur de la religion et des textes, car selon lui les éléments externes ont une influence plus marquée aussi bien par la quantité que par la qualité.
Le rôle subjectif dans la révélation que la théorie de Soroush assigne au Prophète et à son milieu sociétal en général, le conduit à théoriser une nature créée du Coran, une thèse bien plus poussée que celle défendue par les mutazilites.
Cette position il l’affirme de manière explicite quand il dit : « … certes, le verbe divin (kalam-e bari) a été créé à ses débuts et à sa conception dans l’esprit du Prophète ». Soroush n’aurait pas pu être plus explicite sur l’historicité de la révélation, cela étant dit guidé par son élan religieux et son amour pour le Prophète Muhammad, il confirme et réitère le caractère extraordinaire de sa personnalité. Le Prophète était loué, inspiré par Dieu et légitimé (mu’ayyad), si bien que son expérience révélative et le message qu’il a formulé sont devenus authentiques de manière divine, éternels et ont acquis une autorité suffisante pour s’imposer aux autres.
2. La démystification de la révélation chez Arkoun
Mohammed Arkoun (1928-2010) s’intéresse à l’historicité du Coran dans son processus d’élaboration depuis sa forme orale (qu’il appelle le discours coranique) jusqu’à devenir un texte avec un statut de corpus officiel clos, le Livre Saint. Arkoun défend qu’abstraction faite de la nature théologique de la première énonciation du message révélé, son passage en texte et sa fixation à l’écrit a laissé les croyants sans d’autres choix que l’interprétation.
Cette différence entre la parole et le texte est essentielle à sa conviction que « … comprendre la révélation en tant que phénomène linguistique et culturel » grâce « … à la découverte d’une théorie moderne sur le discours religieux » est plus importante que la construction « … d’une théologie libérée de tout dogmatisme ». Au-delà de ces analyses linguistiques et littéraires, en tant que chercheur en sciences humaines il défend l’application de méthodologies pluridisciplinaires issues des sciences historiques, de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropologie et de la sémiotique pour comprendre la genèse théologique et historique des dogmes orthodoxes liés au Coran et à tous les textes secondaires dérivés du premier qu’il désigne par les « sociétés du Livre ».
L’objectif est de révéler leurs fonctions idéologiques et psychologiques, mais aussi leurs limites et leurs défauts sémantiques et anthropologiques. Ce processus de déconstruction, de démystification et de démythologisation du phénomène du Livre doit selon Arkoun révéler les conditions culturelles qui ont porté le message original de la révélation c’est-à-dire le sens originel pour y fixer les dénotations qui appartiennent au système de signes, de symboles, de métaphores et de mythes de cette époque.
Plus encore, il doit révéler la relation tripartite qui vient relier le texte écrit (le Livre), l’état (le pouvoir politique) et l’orthodoxie religieuse (les juristes et les théologiens), dont chacun à leur tour contribue à perpétuer les autres dimensions sacralisées, mystifiées et transcendantalisées. C’est à travers la déconstruction de ces réseaux complexes qu’Arkoun espère que la vraie signification émergera et sera distinguée de celle du texte et de ses interprétations.
3. La révélation comme phénomène historique chez Abu Zayd
Nasr Hamid Abu Zayd (1943-2010) s’intéresse au statut historique du Coran, raison principalement expliquée par son éducation universitaire dans le domaine de la critique littéraire, les théories modernes en linguistique et l’analyse conceptuelle. Sans entrer dans de débats sur la nature ou le mécanisme de la révélation ni sur l’origine métaphysique du statut du Coran en tant que verbe divine (kalam-e bari) qu’il laisse au texte sacré la tâche d’y répondre, il s’attaque aux questions de la textualité du Coran après sa révélation. De son point de vue, tout texte religieux ou non-religieux est un phénomène historique et linguistique. Il affirme que « … quand Dieu a révélé le Coran au Messager, Il a choisi le système linguistique propre au récipiendaire c’est-à-dire le Prophète. »
Les influences culturelles et linguistiques pénètrent dès les premiers moments de la révélation et en entrant dans l’histoire, elle s’humanise : le texte divin (nass ilahi) devient un texte humain (nass insani). En s’associant à l’esprit humain prophétique, le texte divin passe du statut de révélation à celui d’interprétation. Ce qui le préoccupe en premier lieu, c’est le concept prédominant de Coran perçu comme un texte religieux fixe. La question qu’il soulève à ce sujet concerne la transformation historique de la notion de Coran considéré comme discours et ensuite comme texte.
Tout comme Mohammed Arkoun et son analyse linguistique et discursif du Coran, Abu Zayd a développé un modèle théorique de communication pour expliquer l’existence d’une relation communicative entre le Coran en tant que système de transmission du message et ses lecteurs/destinataires. Cette relation, dit-il, était dynamique au temps du Prophète et des premiers allocutaires, une tendance qui continua quelque temps avant que le Coran ne soit définitivement canonisé sous la forme d’un texte écrit. La dynamique communicative a permis à la première génération de Musulmans d’interpréter le message et de comprendre le sens en fonction de leur propre horizon intellectuelle et milieu culturel.
Abu Zayd a essayé de redonner vie à cette dynamique interactive avec le Coran qui existait avant sa canonisation, dont il pense qu’il a perdu de sa flexibilité quand les défenseurs de la théologie dominante ont commencé à promouvoir l’idée du Coran en tant que texte fixé, ne véhiculant qu’un seul sens. Il critique cette attitude rigide pour avoir réprimé la diversité d’interprétation qui existait dans la tradition islamique et pour avoir réduit le travail des commentateurs contemporains à la seule réitération de ce que les générations précédentes ont formulé.
Dans son modèle herméneutique, l’impératif est celui de distinguer le concept de Coran compris comme mushaf qui est un texte silencieux et le phénomène vivant du Coran posé comme discours vivant qui peut mouvoir dans le temps et produire un nombre considérable de significations. Ce n’est qu’à l’issue de cette transformation que les Musulmans pourront reconnecter la question du sens du Coran à la question du sens de la vie.
Alors que Abu Zayd et Mohammed Arkoun ont concentré leurs efforts à l’analyse historique de la genèse du texte coranique à partir de la perspective linguistique et culturelle tout en considérant ses implications au développement d’une nouvelle herméneutique, Soroush a mis l’accent sur la genèse historique de la révélation elle-même à un stade préalable à la première énonciation par le Prophète, une étape primordiale qui correspond au sens originel dans le langage de Mohammed Arkoun ou à l’idée chez Fazlur Rahman.
4. Identité entre parole divine et parole humaine chez Shabestari
Muhammad Mujtahed Shabestari (n.1936) est un réformiste iranien et un religieux qui a commencé à mener des réflexions herméneutiques sur la compréhension et l’interprétation des textes religieux dans les années 1990. Il arrive à cette conclusion similaire à celle de Soroush que la compréhension de la religion est définie par le contexte et qu’il n’existe en conséquence aucune compréhension achevée du Coran et de la Tradition, bien au contraire la pluralité prévaut.
Cependant à la différence de Soroush, Shabestari n’a pas développé une théorie qui élargirait l’allégation de l’historicité et du caractère humain de la compréhension des écritures au texte révélé lui-même. Même si des éléments particuliers pouvaient être trouvés dans ses écrits antérieurs indiquant qu’il se serait orienté dans ce sens, il ne s’est pas penché en particulier sur cette question jusqu’à tout récemment. Il a de temps en temps parlé de la nature anthropologique des paroles révélées (kalam-e wahy), le rendant synonyme à kalam-e insani-e payambar (les paroles humaines du Prophète).
Dans sa dernière interview qui paraîtra sous la forme d’un essai, suite à sa récente évolution psychologique et spirituelle, il y présente ses tous derniers points de vue sur la révélation et le Coran. Tout en insistant dans son argumentation que le langage du Coran est identique au langage humain du Prophète, il explique ce qui le rend divin et spécial.
Dans la perspective adoptée par Shabestari, le Coran en tant que texte est la parole humaine du Prophète (kalam-e insani-e payambar) qu’il pouvait énoncer à la seule condition et chaque fois que Dieu l’habilitait à le faire. Il explique que le Coran n’est ni un texte créé par Muhammad ni est-ce une parole au sens de parole révélée – comme l’orthodoxie musulmane semble le croire. Il s’agit au contraire du produit final de la révélation, c’est-à-dire la formulation par le Prophète de son expérience révélative. En d’autres termes, il lui a été conféré l’autorité et il fut autorisé à prononcer les paroles du Coran en tant que conséquence de ce qu’il avait éprouvé comme expérience, bien qu’elles fussent articulées dans son propre dialecte arabe.
Mais qu’est-ce que l’expérience révélative, d’après Shabestari ? Il croit que ce que Muhammad a reçu pendant les phases révélatives était uniquement un coup-d’œil (Blick en allemand). Ainsi, le Blick est le contenu de la révélation, alors que la prophétie est l’expérience du Blick, et la mission prophétique permet de traduire cette expérience en langage humain. En expliquant ce qu’il veut dire par le mot Blick, il insiste que le contenu de l’expérience révélative n’était ni un ensemble de connaissances qui lui aurait été transmis ni un secret qui lui serait dévoilé, et certainement pas une série de propositions falsifiables qu’il lui a été ordonné de transmettre. Le Blick est plutôt une attitude, un aperçu sur l’Existence – une interprétation monothéiste de l’Existence dispensée au Prophète par Dieu.
Ainsi, la révélation et par extension sa dérivée, c’est-à-dire le Coran, n’a pas une nature épistémologique, mais est plutôt de l’ordre de l’interprétatif. Il a été accordé au Prophète une interprétation de l’Existence qui peut être décrite comme une vision monothéiste. Ce Blick qui fut sacré pour le Prophète, est ce qui a été transmis à son public et il leur fut demandé de prêter attention au message afin qu’ils comprennent l’Existence à travers sa propre perspective et qu’ils agissent en fonction de cette compréhension. Par conséquent, le texte religieux lui-même, c’est-à-dire le Coran, est une interprétation d’un texte encore plus grandiose (au sens générique de l’expression) qui est l’Existence, et qui nous fut présentée par le Prophète en l’exprimant à travers des paroles humaines.
Si quelque chose est sacrée dans toute l’histoire de la révélation, alors cela se résume à la réception initiale du Blick depuis le royaume de Dieu, le fait que Dieu l’ait choisi, ordonné et attribué l’autorité suffisante pour qu’il exprime son expérience dans son langage ou ses propres mots. D’après Shabestari, alors que les paroles coraniques sont celles du Prophète, sa source pour ainsi dire est divine. En s’appuyant sur les références coraniques, Shabestari tente de montrer que la compréhension traditionnelle qui est de considérer les versets (ayat) comme ayant une origine céleste et révélés au Prophète n’est pas pertinente. Mais au contraire, il adhère à une signification plus théosophique/mystique de la notion de verset, c’est-à-dire compris en tant que signe de Dieu ou phénomène divin. De ce fait, le contenu et la fonction de ce Blick qui fut révélé était de conscientiser le Prophète aux signes de Dieu.
Le message essentiel de ce Blick était de dire que tous les événements naturels ainsi que ceux ayant eu lieu dans l’histoire et dans la destinée humaine sont des phénomènes indiquant une seule réalité fondamentale – Dieu – qui ne peut être compris ou connu de manière directe, mais qui rend manifeste une mainmise permanente dans l’univers. À partir de là, la mission prophétique a pour objet, mais aussi celui du message que son livre véhicule, d’attirer l’attention de son public sur l’existence d’un créateur actif unique – Dieu – et sa participation dans le cosmos ainsi que dans l’histoire humaine, pour finalement inviter les êtres humains à se soumettre à Lui. À cet égard, il est intéressant de souligner que Shabestari répète avec insistance que les énoncés coraniques ne sont pas des propositions assertives en mesure d’être vérifiées ou falsifiées. Ils sont simplement destinés à informer les gens sur ce que le Prophète a vu à travers le spectre du Blick.
Quelles que soient les implications théologiques que cette approche a pu accorder à la réforme religieuse, ce qui semble être le plus intéressant est cette proposition de Shabestari qui est celle de considérer les lois coraniques (ahkam) uniquement comme des solutions proposées par le Prophète aux problèmes religieux, sociaux et moraux de son époque. En d’autres termes, il observa grâce à l’expérience révélative du Blick que la vie morale et sociale de son peuple était en contradiction avec la volonté active et permanente de Dieu. Il commença à les inviter à changer leur mode de vie pour les diriger vers une vie en harmonie avec la pulsion monothéiste de l’Existence. En conformité avec cette ambition, il décréta des lois qui les auraient réformé et retiré d’eux les incongruité existentielles.
Shabestari affirme clairement que les lois en elles-mêmes n’ont aucune importance directe pour le Prophète. Les règles coraniques relatives à l’adoration et aux interactions sociales étaient adaptées principalement aux réalités religieuses et sociales de la société arabe de l’époque prophétique. Il dit que « … en tant que telles, les règles (telles qu’énoncer dans le Coran) ne sont en aucun cas applicables en tout temps et à toutes les sociétés ». Parallèlement, le Blick monothéiste et cette conscience de la volonté éternelle de Dieu dans l’existence qui fut partie intégrante de l’expérience prophétique, devraient être retenus comme cadre de référence.
La position de Shabestari sur l’applicabilité des lois religieuses pourrait être considérée comme provocateur par les conservateurs traditionnels, pourtant sa théorie du Blick sur la révélation trouve plus d’écho du point de vue de la tradition musulmane, à considérer ses arguments, et pourrait être convaincante. Il apparaît qu’il essaye de chercher un équilibre entre ce que l’opinion dominante musulmane peut accepter et ce qui est nécessaire pour ouvrir un chemin légitime vers l’abrogation de l’application des injonctions coraniques. Cependant, des contradictions théoriques et des incohérences logiques dans sa théorie du Blick l’empêche d’accéder au niveau d’une base théologique rationnelle solide pour une réforme légale. Au plus, sa théorie reste une explication mystique du processus de la révélation.
Les caractéristiques mystiques de sa théorie apparaissent aussi bien dans l’affirmation suivant laquelle la compréhension du Prophète Muhammad était une expérience subjective, que dans le fait de considérer le contenu de la révélation comme essentiellement une lentille qui lui permit de s’en rendre compte que les actes monothéistes étaient en action à tous les niveaux. Les mystiques musulmans ont aussi abouti à des théories similaires, formulées de manière plus exhaustive et expliquant l’existence à travers des expressions telles que tawhid-e dhati, tawhid-e sefati ou tawhid-af’ali.
Il ne serait pas faux de dire que Shabestari semble adopter une position non-orthodoxe quand il affirme que dans le processus de la révélation ce qui fut accordé au Prophète n’était pas Le Livre, mais le Blick. Toutefois, sa théorie reste assez orthodoxe en ce qui concerne la place du Prophète et son rôle de récipiendaire passif. La théorie du Blick réduit le rôle de l’action humaine dans le processus de la révélation au seul niveau de l’élaboration de l’expérience. Elle n’autorise aucun rôle humain dans l’expérience elle-même ni elle ne spécifie l’amplitude avec laquelle les conditions personnelles, intellectuelles ou sociales de Muhammad et ses capacités auraient affecté son expérience et son interprétation de ce que Shabestari considère comme étant le Coran. Selon lui « … si le contenu du texte a un contenu interprétatif », il n’est pas soumis aux contingences de l’interprétant lui-même, c’est-à-dire celles du Prophète ?
Ce qui a été dit est en opposition avec ce que Shabestari a toujours défendu dans ses précédentes discussions herméneutiques. De plus, la théorie du Blick ne tient pas compte du processus graduel de révélation. Selon sa théorie, ce Blick spontané qui lui est donné de voir est complet et fixe. Il n’y a aucune progression, croissance ou décroissance du rythme ou encore aucune explication sur les capacités et les dispositions de Muhammad en tant que récipiendaire humain de cette expérience. Par ailleurs, il est possible qu’afin de réconcilier les qualités externes de la religion avec sa composition interne, autrement dit pour trouver une réponse aux défis posés par la conjonction de la religion, de la philosophie et de la science, Shabestari s’abrite derrière une position anti-réaliste en insistant que le texte ne contient aucune proposition assertive en mesure d’être vérifiée ou falsifiée ni de telles propositions furent révélées au Prophète dans le processus de la révélation.
[1] Voir notre article traduit en français « Qu’est-ce que l’islam néo-rationaliste ? » de Dr. Forough Djahanbakhsh.
Biographie de l’auteur
Dr. Forough Jahanbakhsh est professeure associée d’Études islamiques à la School of Religion de la Queen’s University, au Canada. En 1997 elle a obtenu le doctorat en Études Islamiques à la McGill University et est l’auteur de Islam, Democracy and Religious Modernism in Iran (1953-2000), From Bazargan to Soroush (2001), ainsi que de nombreux articles sur le rapport entre Islam, modernité et démocratie en Iran.