Résumé de l’article : L’attestation de foi de l’autorité spirituelle et temporelle – wilāya – de ʿAlī b. Abī Ṭālib a toujours été récitée par les chi’ites dans des rituels et dans d’autres pratiques (la frappe) sous différentes formes, mais il apparaît que son inclusion dans l’adhān (l’appel à la prière) fut autrefois rejetée par les savants chi’ites. Aujourd’hui, cette formule de la wilāya représente un trait particulier de l’adhān chez les chi’ites duodécimains. L’article suivant essaye de retracer et d’expliquer comment ce changement a eu lieu historiquement et comment il fut justifié par les autorités religieuses de la communauté chi’ite, particulièrement à partir de la période safavide et les époques ultérieures.
Source : Journal of the American Oriental Society, Vol. 120, No. 2 (Apr.-Jun., 2000), pp. 166-177
Une trait distinctif de l’adhān récité chez les chi’ites duodécimains est l’inclusion de la formule de la wilāya de ʿAlī b. Abī Ṭālib. Ainsi, après avoir récité la shahāda (attestation de foi de l’unicité de Dieu et de la prophétie de Muḥammad) le mu’adhdhin (le muezzin) formulera une troisième attestation de foi : ash-hadu anna ʿaliyyan waliyu’llāh (j’atteste que ʿAlī est le walī – ami – de Dieu). Dans l’esprit de nombreux chi’ites duodécimains, cette pratique populaire est devenue une composante importante de l’adhān. Cependant, la formule de la wilāya n’était pas récitée dans l’adhān à l’époque du Prophète ou durant la vie des imāms chi’ites [1]. Dans l’article suivant, je retrace son origine et son évolution.
Dans un premier temps, j’examine les verdicts des premiers juristes chi’ites (fuqahā’) sur ce sujet en comparant et en contrastant avec les verdicts des juristes des époques suivantes, lesquels diffèrent complètement de ceux de leurs prédécesseurs. Cette différence s’explique par le besoin de faire valoir et propager une identité chi’ite dans le contexte de la naissance d’un état politique safavide qui a éventuellement conduit à l’inclusion de la formule de la wilāya dans l’adhān. Pendant cette période, les juristes chi’ites ont eu recours à toutes sortes d’herméneutiques pour justifier une telle pratique.
2. L’époque bouyide de la jurisprudence chi’ite
Le plus ancien ouvrage de droit légal chi’ite qui existe est le furū’ al-kāfi de al-Kulaynī (d. 329/941). Même si al-Kulaynī y examine de nombreux segments de l’adhān, il ne discute pas ou ne mentionne nullement la formule de la wilāya de ʿAlī comme segment intégrant de l’adhān. Le premier savant à parler de la formule de la wilāya dans l’adhān était al-Ṣadūq (d. 381/991). Après avoir énuméré les différents segments de l’adhān dans son man lā yaḥḍuruhu al-faqīh, il écrit : « Ceci est l’adhān dans sa forme exacte ; rien ne doit y être ajouté ou retiré. Les mufawwiḍa [2], que Dieu les maudisse, ont fabriqué des traditions et ont ajouté dans l’adhān la formule Muḥammad et la famille de Muḥammad sont les meilleurs de l’humanité, récitant deux fois. Dans d’autres de leurs traditions, après avoir formulé J’atteste que Muḥammad est le Prophète de Dieu, ils ajoutent la formule J’atteste que ʿAlī est le walī (ami) de Dieu, deux fois. Parmi eux, certains rapportent la formulation suivante : J’atteste que ʿAlī est le vrai commandeur des croyants, récitant deux fois. Il n’y a aucun doute que ʿAlī est l’ami de Dieu, qu’il est le commandeur des croyants et que Muḥammad et sa famille, paix sur eux, sont les meilleures créatures de Dieu. Cependant, toutes ces formules ne font pas partie de l’adhān original. J’en ai fait mention de ces détails pour que ceux qui ont fabriqué la doctrine du tafwīḍ et se sont prétendus être des nôtres puissent être démasqués. »
D’après l’extrait ci-dessus, il est clair que al-Ṣadūq considérait ceux qui récitaient la formule de la wilāya dans l’adhān comme appartenant aux mufawwiḍa, qui était pour lui, un groupe extrémiste, puisque qu’il les maudit et les condamne pour leurs pratiques. Pour al-Ṣadūq, la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān est un signe distinctif des mufawwiḍa et ils doivent être reconnus comme distincts du courant majoritaire des chi’ites duodécimains grâce à cette pratique.
De nombreux juristes du dixième et du onzième siècles n’ont pas considéré important le sujet de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān. Chaque fois que le thème de l’adhān est discuté en détail, il n’est pas fait mention de la formule de la wilāya, par exemple, dans le muqniʿa de al-Mufīd (d. 413/1022), dans intiṣār de Sharīf al-Murtaḍā (d. 436/1044).
Dans son tahdhīb, Ṭūsī (d. 460/1067) réfère à plusieurs aḥādīth rapportant des avis juridiques différents, mais malgré cela, il ne parvient pas à citer des aḥādīth indiquant la formule de la wilāya de ʿAlī dans l’adhān. Cela est surprenant, car dans d’autres de ses travaux (qui seront discutés plus loin), Ṭūsī admet que des récits bizarres et isolés (shādhdh) concernant la formule de la wilāya de ʿAlī dans l’adhān ont été rapportés.
Mais, selon toute probabilité considérée, il n’avait pas accès à ces traditions sur la formule de la wilāya. D’autre part, puisque ces récits étaient rares, Ṭūsī ne les a pas considérés comme véridiques et dignes de considération. Dans son nihāya, Ṭūsī affirme même que celui qui prononce la formule de la wilāya est dans l’erreur (mukhṭi’). Cependant, dans son mabsūṭ, il écrit : « En ce qui concerne la formule ʿAlī est le commandeur des croyants et la famille de Muḥammad est la meilleure de l’humanité qui a été rapportée dans des récits isolés, elle ne doit pas être insérée (fa-laysa bi maʿmūl ʿalayhi) dans l’adhān. Mais, si une personne venait à la réciter, il n’aurait commis aucun péché (lam ya’tham bihi). Cependant, cette formule ne fait ni partie des faḍīla (segments recommandés) de l’adhān ni la formule de la wilāya ne rend l’adhān plus complète. »
Les précédentes indications révèlent clairement que des savants comme al-Ṣadūq et Ṭūsī avaient interdit l’inclusion de la formule de la wilāya dans l’adhān. Il ne faut pas oublier que ces savants vivaient sous l’ère des souverains bouyides (334-447/945-1055) qui entretenaient des relations pacifiques avec les chi’ites. Alors qu’ils n’étaient ni politiquement oppressés ni soumis à des contraintes dans l’écriture de leurs travaux, les juristes chi’ites du dixième et du onzième siècles ont soit prohibé radicalement ou fortement découragé de réciter la formule de la wilāya dans l’adhān. Il n’y a aucune indication qui permettrait de soutenir l’idée que ces verdicts soient légitimés par la taqiyya (la dissimulation).
3. L’époque ilkhanide de la jurisprudence chi’ite
Après la destruction de Bagdad par les Mongols en 656/1258, le centre des études chi’ites fut déplacé de Bagdad à Ḥilla. En raison de la présence du théologien et philosophe chi’ite Naṣīr al-Dīn Ṭūsī (d. 672/1274), un influent conseiller du roi mongol Hulagu, Ḥilla fut épargnée de l’invasion mongole. Pendant la période ilkhanide (656-754/1258-1353, les ʿulamā chi’ites ont continué à bénéficier des bonnes relations avec le souverain. Par exemple, ʿAllāma al-Ḥillī (d. 726/1325) et son fils étaient souvent invités à la cour de Oljaïtu (d. 712/1316). Selon certaines sources, il fut témoin de la conversion du sultan au chi’isme duodécimain. Mais, de nouveau, malgré la relative période d’entente entre les communautés chi’ites et sunnites, il n’y avait pas de changement dans la position des savants chi’ites sur la question de la formule de la wilāya dans l’adhān.
Alors même que des travaux des savants de cette période regorgent de discussions détaillées sur l’adhān et l’iqāma, par exemple ceux de Abū Manṣūr Muḥammad b. Idrīs (d. 598/1201), la question de la formule de la wilāya n’a jamais été évoquée. Il convient de noter que bien que Ibn Idrīs dresse une annexe séparée sur les segments recommandés (faḍā’il) de l’adhān, contrairement aux pratique des savants ultérieurs, il ne mentionne pas la formule de la wilāya dans cette section.
D’autres savants de Ḥilla ont été plus explicite dans leur rejet de la formule de la wilāya dans l’adhān. Après avoir énuméré les segments de l’adhān dans son mu’tabar, Muḥaqqiq al-Ḥillī (d. 676/1277) écrit : « Tout ce qui est ajouté à cela est une bidʿa ». Son contemporain, al-Hadhalī (d. 690/1291) écrit dans son al-jāmiʿ li-l-sharā’iʿ que même si la formule de la wilāya a été rapportée dans des traditions rares, cela n’est pas à réciter dans l’adhān.
Alors qu’aux treizième et quatorzième siècles, les juristes chi’ites vivaient dans de bonnes conditions politiques, ils ont suivi les pas de leurs prédécesseurs sur cette question. Ainsi, ʿAllāma al-Ḥillī interdit explicitement la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān dans son nihāyat al-aḥkām, en disant qu’il n’est pas permis de la réciter, car il n’y a aucune règlementation pour sa récitation dans la sharīaʿ (li-ʿadami mashrūʿiyyatihi).
Les savants chi’ites du quatorzième siècle qui s’étaient établis au Jabal ʿĀmil ont suivi l’exemple de leurs prédécesseurs dans l’interdiction de la formule de la wilāya dans l’adhān. Dans son al-lumʿa al-dimishqiyya, Muḥammad b. Jamāl al-Dīn (d. 786/1384) appelé Shahīd al-Awwal (Shahīd 1er) a clairement interdit la formule de la wilāya dans l’adhān, même s’il admet que c’est une réalité (wa in kāna al-wāqiʿ kadhālik). Dans son al-durūs, Shahīd 1er ajoute que la formule de la wilāya est une affaire de credo et ne fait pas partie de l’adhān. Il répète la proscription décrétée par al-Ṣadūq affirmant que la formule de la wilāya dans l’adhān est une invention des mufawwiḍa. D’ailleurs, Shahīd 1er est constant à travers ses ouvrages majeurs de jurisprudence pour interdire la formule de la wilāya dans l’adhān (al-lumʿa, al-dhikrā, al-bayān, al-durūs).
Cette tendance parmi les anciens juristes chi’ites d’interdire ou de décourager la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān est confirmée par un autre savant de Jabal ʿĀmil, Zayn al-Dīn b. ʿAlī b. Aḥmad al-Shāmī, appelé Shahīd 2nd (d. 966/1558). Dans son rawḍa al-jinān, il affirme explicitement que l’insertion de la formule de la wilāya ou toutes autres formulations de cette nature dans l’adhān est une innovation (bidʿa) et que les récits affirmant le contraire sont tous fabriqués.
Ce qui est en jeu, rappelle Shahīd 2nd, ce n’est pas qu’ils (la famille du Prophète) sont ou pas les meilleures créatures, mais celle de l’insertion de la formule de la wilāya dans un acte d’adoration qui a été ordonné divinement, ici l’adhān. Il ne s’agit pas d’insérer tout article de foi acceptable dans les actes d’adoration (ʿibādāt) qui ont été décrétés par le législateur divin. Dans son al-masālik, Shahīd 2nd soutient qu’il est interdit (ḥarām) d’ajouter quoique ce soit dans l’adhān.
Dans son commentaire (sharḥ) de al-lumʿa, le même Shahīd 2nd soutient que la wilāya fait partie des questions de croyance et ne doit pas être considérée comme un segment de l’adhān. Il répète ce qu’il avait précédemment affirmé, c’est-à-dire qu’insérer la formule de la wilāya dans l’adhān est une innovation (bidʿa) : c’est comme si quelqu’un ajoutait une unité de prière (rakʿa) en plus ou une shahāda en plus (tashahhud) à la prière.
Mulla Aḥmad al-Ardabīlī (d. 993/1585), appelé Muqaddas, cite initialement la proscription de al-Ṣadūq sur la récitation de la formule de la wilāya et s’accorde avec lui. Al-Ardabīlī ajoute que réciter la formule de la wilāya est équivalent à suivre les pas du calife ʿUmar qui avait altéré l’adhān de la prière de l’aube en y insérant le tathwīb (la formule : la prière est meilleure que le sommeil). Puisque les chi’ites condamnent ʿUmar pour avoir ajouté ce segment supplémentaire à l’adhān, il ne leur convient pas de l’imiter dans son action. Il convient de souligner que al-Ardabīlī autorise la récitation des grâces (ṣalawāt) sur le Prophète et sa famille, quand son nom (celui du Prophète) est mentionné dans l’adhān. Cela s’explique selon al-Ardabīlī par l’existence de traditions générales (ʿumūm al-akhbār) qui recommandent cet acte. Il faut souligner ici, qu’il ne cite pas cette tradition qui se trouve dans al-iḥtijāj de Ṭabarsī (d. 588/1192), sur laquelle nous y reviendrons, et qui a été utilisée par les juristes qui sont venus après lui, se positionnant en faveur de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān.
La discussion précédente a montré qu’il y avait un consensus explicite parmi les juristes chi’ites sur l’interdiction ou la dissuasion de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān. Ceux qui récitaient la formule de la wilāya étaient marginaux et étaient considérés par les juristes tels que al-Ṣadūq, ʿAllāma al-Ḥillī et al-Ardabīlī, comme des extrémistes.
Aucun juriste pendant la période pré-safavide, qu’il vive à Bagdad, à Ḥilla ou à Jabal ʿĀmil, n’a encouragé cette pratique. En effet, aucun juriste n’a déclaré que la formule de la wilāya pouvait être récitée en ayant la ferme intention que ce segment ne faisait pas partie de l’adhān, chose que les juristes des siècles suivants feront. En toute probabilité, la raison pour laquelle les juristes pré-safavides ont interdit la récitation de la formule de la wilāya était qu’en vivant avec les vicissitudes du milieu sunnite, ils voulaient prendre leur distance avec toutes les pratiques qui étaient liées aux chi’ites extrémistes.
Cette observation peut être justifiée par l’interdiction de la récitation de la formule de la wilāya que les juristes ont légiférée en citant al-Ṣadūq, lequel a attribué cette pratique aux mufawwiḍa. De plus, les juristes n’ont pas autorisé cette pratique et n’ont pas considéré les récits faisant état d’une telle pratique comme dignes de confiance. Ainsi, au vu de l’interdiction massive de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān, il convient de se demander à quand remonte le début de cette pratique parmi la population chi’ite ? Comment cette pratique fut justifiée par les savants chi’ites ? C’est à ces questions que je répondrai à présent.
4. La formule de la wilāya pendant la période safavide (907-1201/1501-1786)
4.1 L’imposition du chi’isme en Iran par les Safavides
Le seizième et le dix-septième siècles ont vu l’implantation et l’éventuel triomphe du chi’isme sous les souverains safavides en Iran. Scarcia-Amoretti [3] a montré que même avant l’établissement de la dynastie safavide, l’atmosphère de relatif éclecticisme religieux en Iran avait engendré une dévotion pour ʿAlī, en particulier, et envers les membres de la famille du Prophète, en général. En 907/1501, Shāh Ismāʿil (d. 930/1524), le premier souverain safavide, a utilisé ce sentiment pro-ʿAlī pour déclarer le chi’isme duodécimain comme religion d’état. Le remplacement du sunnisme par le chi’isme a demandé une politique rigoureuse de conversion religieuse qui a fini par transformer le chi’isme d’une religion sectaire à une religion nationale.
La propagation de la foi chi’ite a nécessité l’imposition de mesures politico-socio-religieuses pour permettre l’uniformisation liturgique et doctrinale. Shāh Ismāʿil a cherché différents moyens pour mettre en avant la version chi’ite de l’Islam dans la sphère publique. Il a fait instituer la récitation des noms des douze imāms dans les sermons et a décrété une politique d’imprécation publique sur les trois premiers califes, aussi celui qui refusait cette dernière pratique était tué.
Il a également fait décréter que la formule de la wilāya devait être récitée dans l’adhān. Ce n’est qu’après coup, pendant cette période que la formule de la wilāya dans l’adhān fut instituée et pratiquée à l’échelle de la population, sous l’approbation officielle du souverain. L’insertion de la formule de la wilāya dans l’adhān est profondément reliée aux tentatives des souverains safavides d’implanter parmi la masse iranienne un sentiment profond d’engagement envers le chi’isme.
Il convient de souligner qu’avant l’avènement des safavides, le chi’isme était globalement inexistant en Iran. Mais, peu après, les pratiques liées au chi’isme furent acceptées par la masse iranienne, même si elles n’avaient pas encore obtenu l’approbation des juristes. De nombreux dispositifs furent utilisés pour imposer et propager le chi’isme d’état devenu officiel, parmi lesquels l’expression publique de deuil pendant les douze premiers jours de Muḥarram, pour marquer le martyr du petit-fils du Prophète, Ḥusayn b. ʿAlī (d. 61/680) à Kerbala.
Lorsque l’époque de Shāh Ṭamāsp (d. 931-84/1524-76) commença, les pratiques d’auto-mortification et d’imprécation rituelle (laʿn) sur les trois premiers califes s’étaient déjà répandues à l’échelle nationale. En effet, en 971 de l’hégire, le juriste chi’ite ʿAlī b. Ḥusayn al-Karakī (d. 937 ou 940) a écrit un tract qui rendait obligatoire les imprécations sur les trois premiers califes.
Une autre manière de propager le chi’isme fut d’encourager la visite des mausolées des imāms ou de leurs descendants (imām-zādeh). Un autre exemple, est la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān, qui fut clairement un moyen de populariser le chi’isme parmi la masse. Petit à petit, ces pratiques publiques sont devenues le cœur de la vie socioreligieuse en Iran et se sont enracinées dans l’esprit de la masse.
L’imposition du chi’isme sur la communauté dominante sunnite devait se heurter à une opposition, particulièrement de la part des ʿulamā. De nombreux ʿulamā sunnites ont été éliminés, tandis que d’autres ont fui là où le sunnisme prédominait. Ils furent remplacés par des savants chi’ites importés sur le territoire safavide, généralement depuis Jabal ʿĀmil. L’attitude de ces juristes chi’ites qui venaient d’arriver fut marquée par le pragmatisme quand ils ont vue les pratiques de processions publiques et de théâtres ritualisés (ta’ziyeh). Tant que ces pratiques ne contrevenaient pas à la doctrine normative, cette culture populaire était acceptée. La tolérance envers les actes de dévotions populaires fut le prix à payer pour les fuqahā’ chi’ites en contrepartie d’une conversion de la masse au chi’isme.
En toute probabilité, tant que la formule de la wilāya dans l’adhān ne contrevenait pas à l’essence de la doctrine chi’ite et qu’elle servait à propager le chi’isme dans les différentes couches populaires, les juristes chi’ites n’ont pas senti le besoin d’objecter contre cette pratique. De plus, ces derniers avaient récemment immigré en Iran et ont été sponsorisés par les souverains safavides, en conséquence ils n’étaient pas en position de s’opposer aux politiques instaurées avant leur venue par ces mêmes souverains.
L’affiliation chi’ite de cet état safavide embryonnaire nécessitait une expression sociale. Une manière de favoriser cela était à travers l’adhān. De ce fait, le rôle de l’adhān n’était pas seulement confiné à l’appel à la prière, mais à l’inverse, il servait à confirmer l’identité chi’ite de l’état safavide. Aux côtés d’autres mesures prises par l’état, la récitation de la formule de la wilāya dans l‘adhān servait à propager le chi’isme dans les milieux populaires. L’adhān servait aussi à des fins de polémiques, par exemple, pour rappeler aux chi’ites de leur allégeance à ʿAlī, en tant que successeur immédiat de Muḥammad. En raison de son utilité populaire, les juristes chi’ites se sont abstenus de dénoncer cette pratique en public. Par leur silence, les juristes ont permis de légitimer et de faire accepter cette pratique de la récitation de la formule de la wilāya dans l‘adhān, devenue populaire.
4.2 Comment les deux Majlisī ont justifié la wilāya dans l‘adhān chi’ite ?
Un commentaire en persan de Muḥammad Taqī Majlisī 1er (d. 1070/1659) sur le man lā yaḥḍuruhu al-faqīh de al-Ṣadūq montre clairement la raison pour laquelle les juristes chi’ites ont eu la volonté d’autoriser la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān et d’aller contre la règle décrétée par les juristes des époques antérieures.
Il écrit que la formule de la wilāya dans l’adhān est récitée dans la plupart des régions du pays. Quand les gens omettent sa récitation, ils sont accusés d’être des sunnites. Ironiquement, dans son commentaire, Majlisī 1er invoque la doctrine de la dissimulation (taqiyya) pour la récitation de la formule de la wilāya. Dit différemment, la taqiyya est utilisée plutôt pour affirmer l’identité chi’ite plutôt que de la cacher, car elle était récitée pour éviter d’être accusé d’affiliation avec les sunnites.
Majlisī 1er continue en citant l’exemple de son maître, Mawlana ʿAbd Allāh, qui après une longue discussion, avait décidé d’arrêter de réciter la formule de la wilāya dans l’adhān. Il ajoute que son maître a été accusé d’être un sunnite. Majlisī 1er conseille ensuite à son maître de réciter la formule de la wilāya pour se défendre des accusations d’affiliation avec les sunnites. Il l’a pratiquée tant qu’il était vivant.
La pratique populaire de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān fut légitimée par les textes juridiques chi’ites pour la première fois par Majlisī 1er dans son rawḍa al-muttaqīn. En effet, il l’a explicitement autorisée et a même justifié cette pratique. En commentant le passage de al-Ṣadūq, il écrit : « Il est difficile d’être certain que ces traditions sur la formule de la wilāya soient des fabrications des mufawwiḍa. »
Il exprime ensuite qu’il est favorable à l’acceptation de ces traditions rares sur la formule de la wilāya en affirmant que ce genre de traditions pourraient être authentiques, mais très peu connues. Il écrit : « Seulement parce que les mufawwiḍa ou les sunnites auraient pratiqué quelque chose ne signifie pas que nous puissions être certains que la vérité repose dans le contraire ou que ces traditions fussent être fabriquées, à moins qu’elles soient transmises par les imāms, ce qu’elles indiquent clairement. De plus, les chi’ites avaient l’habitude de pratiquer cela dans les temps anciens et le font toujours. En tout cas, si quelqu’un devait suivre cette pratique, il ne serait pas dans le péché. »
Majlisī 1er était conscient que son opinion allait contre les différentes opinions exprimées jusqu’à son époque par les juristes. Il a justifié ce changement en disant : « Il est possible que cette pratique soit interdite avant aujourd’hui en raison de la taqiyya, comme de nombreuses traditions (aḥādīth) nous recommandent d’omettre le segment ḥayya ʿalā khayr al-ʿamal (accourez à la meilleure pratique) de l’adhān en raison de la taqiyya. »
Puis, il ajoute : « Il n’est pas clair à qui al-Ṣadūq faisait référence en parlant des mufawwiḍa. Il apparaît que quiconque n’acceptant pas le sahw (le fait que le Prophète pouvait oublier/omettre dans la prière) faisait partie des mufawwiḍa. Ou quiconque qui croyait à l’insertion de quoique ce soit dans les actes d’adoration différents de ceux pratiqués par le Prophète, faisait partie des mufawwiḍa. Sur cette base, tous les chi’ites, mis à part al-Ṣadūq et son maître, devraient être considérés comme faisant partie des mufawwiḍa. »
Une analyse minutieuse du man lā yaḥḍuruhu al-faqīh indique que le contentieux de Majlisī 1er avec al-Ṣadūq sur l’interdiction de la récitation de la formule de la wilāya sous prétexte de la taqiyya, ne semble pas être pertinent. En effet, avant qu’il n’écrive sur l’interdiction de la formule de la wilāya dans l’adhān, al-Ṣadūq s’interroge si la formule ḥayya ʿalā khayr al-ʿamal peut être supprimée de l’adhān.
À cela, il répond par l’affirmative, à condition qu’une personne doit dissimuler sa foi. Al-Ṣadūq délimite clairement les segments de l’adhān qui peuvent être omis ou altéré si une personne vivait dans des conditions où la taqiyya devenait nécessaire. Le fait qu’il dise explicitement que la formule de la wilāya ne doit pas être récitée dans l’adhān et qu’il attribue cette pratique aux mufawwiḍa suggère que la taqiyya ne fut pas un facteur important pour décréter l’interdiction de la formule de la wilāya dans l’adhān.
Majlisī 1er essaye de retourner l’argument en sa faveur. D’abord, il réfute le contentieux que le faible nombre des traditions sur la formule de la wilāya implique leur caractère inauthentique. En essence, il réfute les opinions de Ṭūsī et de al-Ḥillī, argumentant que le fait qu’il n’y ait pas suffisamment de traditions sur la formule de la wilāya n’implique pas qu’elles sont fallacieuses. Après avoir justifié la possibilité de leur véracité, Majlisī 1er affirme que selon al-Ṣadūq et Ṭūsī, les traditions qui autorisent la récitation de la formule de la wilāya sont disponibles. Pour cette raison, la formule de la wilāya peut être récitée, sans qu’elle soit considérée comme un segment de l’adhān.
Malgré ces efforts de Majlisī 1er pour intégrer la formule de la wilāya dans l’adhān, ses contemporains ne l’ont pas suivi dans son opinion. Al-Muḥaqqiq al-Sabzawārī (d. 1090/1679) écrit dans son dhakhīrat al-maʿād : « Les juristes ont clairement indiqué qu’il s’agit d’une innovation (bidʿa) et que l’insérer dans l’adhān dépend de son ordonnancement divin (al-tawqīf al-sharʿī), chose qui n’a jamais été établie ». Fayḍ al-Kashānī (d. 1091/1680) écrit dans son mafātīḥ al-sharāʿi que la récitation de la formule de la wilāya est un acte détestable (makrūh) qui est contraire à la sunna.
Légitimer la formule de la wilāya était clairement difficile à faire juridiquement que dans la pratique populaire. Néanmoins, l’argument de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān fut par la suite défendue par Muḥammad al-Bāqir Majlisī (d. 1110/1698), appelé ʿAllāma Majlisī.
Tout comme son homonyme, Majlisī 2nd a essayé de retourner la discussion sur la formule de la wilāya en sa faveur. Il n’est pas impossible, écrit-il, que la formule de la wilāya soit parmi les segments recommandés (mustaḥabb) de l’adhān et cela parce que Ṭūsī, al-Ḥillī, Shahīd 1er et d’autres ont témoigné que des récits rares étaient rapportés à ce sujet. En citant les opinions de ses prédécesseurs, il déclare que les récits concernant la formule de la wilāya, même s’ils sont faibles, sont pourtant disponibles. Le seul fait – que les récits soient faibles en nombre – que al-Ṣadūq et Ṭūsī ont utilisé pour interdire la formule de la wilāya dans l’adhān, a été utilisé par Majlisī 2nd pour l’y autoriser.
Pour légitimer l’inclusion de la formule de la wilāya dans l’adhān, Majlisī 2nd de manière ingénieuse divise les segments de l’adhān en obligatoires et recommandés. La formule de la wilāya, dit-il, peut être récitée comme un segment recommandé de l’adhān. Par ce moyen habile, il fut en mesure de saper les objections de ceux qui ont argumenté contre son insertion comme un élément étranger dans un acte d’adoration (ici, l’adhān). Il fut de cette façon capable de rendre compte de la formule de la wilāya comme segment de l’adhān, même si seulement à titre de composante recommandée.
Majlisī 2nd introduit également un nouvel élément dans la discussion. Aux côtés de preuves rationnelles pour justifier la récitation de la formule de la wilāya comme un acte recommandé, il cite une preuve scripturaire pour légitimer la pratique, chose reconnue comme acceptable par la plupart des juristes qui l’ont suivi. En effet, il cite une tradition citée dans al-iḥtijāj de Ṭabarsī, où celui-ci rapporte une tradition de al-Qāsim b. Muʿāwiya, qui dit : « J’ai dit à Abū ʿAbd Allāh (Jaʿfar al-Ṣādiq) qu’ils (les sunnites) transmettent une tradition dans leurs livres sur le miʿraj indiquant que quand le Prophète fut emmené la nuit de l’ascension, il lut écrit sur le trône : Il n’y a pas de dieu, excepté Dieu, Muḥammad est le Prophète de Dieu et Abū Bakr est le véridique. Al-Ṣādiq, il est rapporté, a répondu : ‘Gloire à Dieu, ils ont tout altéré, même cela ?’ Al-Qāsim répondit : ‘Oui’. Al-Ṣādiq, il est rapporté, a dit : ‘Quand Dieu, le Miséricordieux, le Glorieux, créa le trône, il écrivit dessus : Il n’y a pas de dieu, excepté Dieu, Muḥammad est le Prophète de Dieu et ʿAlī est le commandeur des croyants.’ »
Cette longue tradition prend fin avec Jaʿfar al-Ṣādiq (d. 147/765) disant à al-Qāsim que « Chaque fois que l’un de vous récite la shahāda, il devrait réciter la formule ʿAlī est le commandeur des croyants. »
Étant donné que cette tradition ne mentionne pas les circonstances dans lesquelles la formule de la wilāya doit être prononcée, Majlisī 2nd l’interprète comme une généralité dans son applicabilité et non comme une applicabilité restrictive. La formule de la wilāya dans l’adhān fut interprétée par lui comme un segment de l’adhān et justifiée par cette tradition. Majlisī 2nd ajoute que quiconque récite la formule de la wilāya afin d’obtenir des bénédictions (baraka) et sans avoir cette intention dans l’esprit qu’elle fait partie de l’adhān, alors il n’a commis aucun péché, car la communauté a autorisé toute forme de formulation pendant l’adhān et l’iqāma ; celle-ci (la formule de la wilāya), ajoute Majlisī 2nd, est la meilleure supplication et recollection (dhikr).
Ce qui fut considéré comme une bidʿa par les juristes qui l’ont précédé, est devenu pour Majlisī 2nd et les juristes qui sont venus après lui, une sunna. Puisque Majlisī 2nd avait besoin d’une source scripturaire pour légitimer son opinion sur l’adhān, le ḥadīth de Jaʿfar al-Ṣādiq dans al-iḥtijāj lui en a fourni une.
Cette tradition, qui est bien évidemment de nature polémique, a été transmise pour réfuter l’affirmation des sunnites sur le miʿraj. Au lieu de parler de la question de la formule de la wilāya dans l’adhān, elle essaye de renier une affirmation sunnite en opposant une version chi’ite du même événement.
La tradition de Ṭabarsī n’étant pas pertinente pour justifier la formule de la wilāya dans l’adhān est clairement établi par le fait que Ṭabarsī l’a rapportée dans son ouvrage au sixième siècle (soit, quatre cents ans avant Majlisī 2nd), et aucun savant chi’ite avant Majlisī 2nd n’a considéré celle-ci comme une preuve pour la récitation de la formule de la wilāya. De plus, aucun défenseur de la formule de la wilāya dans l’adhān avant Majlisī 2nd ne s’est référé à cette tradition pour discuter de ce sujet. Malgré la référence de Ṭabarsī qu’emploie Majlisī 2nd, il reste qu’aucun juriste qui l’a précédé ne l’a utilisé, puisque de manière évidente, elle n’a aucun lien avec la formule de la wilāya dans l’adhān.
En outre, cette tradition n’a été rapportée par aucun autre savant avant Ṭabarsī et celui-ci ne cite pas sa propre source. La plupart des traditions citées dans al-iḥtijāj sont mursal, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas accompagnées de chaînes de transmission (isnād).
Dans l’introduction de son travail, Ṭabarsī affirme qu’il n’a pas ajouté de chaînes de transmission, soit parce qu’il existait un consensus (ijmaʿ) sur la référence de ces traditions, soit parce que les traditions étaient en accord avec la raison, soit parce qu’elles étaient connues. Cependant, la tradition de al-Qāsim b. Muʿāwiya était certainement inconnue des savants comme al-Ṣadūq ou Ṭūsī et d’autres avant Ṭabarsī, puisque qu’aucun d’eux ne la cite. De plus, même si les savants chi’ites de ḥadīth acceptent que les traditions mursal ne peuvent être considérées comme probatoires, cette tradition fut continuellement citée par les savant chi’ites qui sont venus après pour justifier leur opinion sur la formule de la wilāya. Une courte digression est nécessaire pour expliquer comment des traditions dont l’authenticité n’a pas été établie dans la source peuvent être utilisées pour appuyer des pratiques comme celle de recommander la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān.
5. Le principe de souplesse dans la justification des pratiques recommandées
En s’appuyant sur les principes mis en place dans l’uṣūl al-fiqh, bien souvent les juristes chi’ites rendent souples les critères rigoureux d’acceptation des traditions, quand il est question de légiférer sur les pratiques recommandées ou détestables.
En raison de conditions relativement souples en jeu, ce principe est appelé : qā’ida al-tasāmuḥ fi adilla al-sunan. En se basant sur ce principe, les juristes ont légiféré qu’en matière de pratiques recommandées, même si la crédibilité d’une tradition (ḥadīth) ne peut être pleinement certifiée, il reste possible d’agir en fonction de celle-ci, en espérant que l’acte en question soit accepté (rajā’ al-maṭlūbiyya) et qu’une récompense spirituelle soit allouée pour l’accomplissement de cet acte, et même si cette tradition n’est pas authentique.
De nombreuses traditions sont citées pour justifier ce principe de l’uṣūl al-fiqh. Dans une tradition de Jaʿfar al-Ṣādiq, il est rapporté qu’il a dit à son disciple Hishām b. Sālim al-Jawālīqī : « Celui qui a reçu (man balaghahu) un récit du Prophète, paix sur lui, sur les mérites de l’accomplissement d’un acte et qu’il accomplit l’acte en fonction de ce récit, alors il sera récompensé, même si le Prophète, paix sur lui, ne l’a pas réellement dit. »
En raison du préfixe « celui qui a reçu », ce genre de traditions est appelé : man balaghahu. En essence, le principe indique que, contrairement aux actes obligatoires, un juriste n’a pas besoin de preuves indubitables pour légiférer en faveur de l’accomplissement d’un acte recommandé. Cependant, aucun juriste ne peut légiférer l’accomplissement d’un acte obligatoire en s’appuyant sur ce genres de traditions.
En faisant appel aux traditions rares sur la formule de la wilāya dont al-Ṣadūq et Ṭūsī ont fait allusion et le principe de al-tasāmuḥ, la plupart des juristes post-safavides ont légiféré pour faire de la formule de la wilāya dans l’adhān, un segment recommandé. De cette façon, le croyant est assuré d’obtenir la récompense spirituelle de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān, même si, en réalité, aucun imām chi’ite n’a formulé une telle tradition allant dans ce sens.
Néanmoins, comme al-Muẓaffar le signale, même ceux parmi les juristes qui ont cité les traditions sur la formule de la wilāya dans l’adhān, ont dit qu’elles étaient fabriquées. Les traditions man balaghahu, affirme al-Muẓaffar, ne couvrent pas les récits reconnus comme fabriqués. Ce critère permet de distinguer les récits dont le contenu n’a pas été formulé par les a’immā chi’ites. Il n’y a que les traditions dont le contenu a été formulé par les a’immā qui peuvent être employées pour l’application du principe de al-tasāmuḥ.
Les juristes comme Majlisī 2nd et ceux qui sont venus après lui ont essayé de chercher des moyens pour intégrer la formule de la wilāya dans l’adhān. Bien que n’ayant aucune chaîne de transmission, ils se sont accrochés à la tradition rapportée par Ṭabarsī dans son al-iḥtijāj en invoquant le principe de al-tasāmuḥ pour légiférer que la formule de la wilāya pouvait être considérée comme un segment de l’adhān. De ce fait, si la formule de la wilāya ne pouvait être considérée comme un segment de l’adhān, dorénavant elle le pouvait grâce à la tradition de Ṭabarsī et le principe de al-tasāmuḥ.
La période post-Majlisī 2nd montre une évolution claire de la pensée des juristes chi’ites sur ce sujet. Alors que les juristes qui l’ont précédé s’accordaient à dire qu’il ne fallait pas réciter la formule de la wilāya dans l’adhān, les juristes qui sont venus après lui (mis à part quelques exceptions) ont été en la faveur de sa récitation. Les travaux de fiqh ultérieurs ont même continué à fournir d’autres arguments pour légitimer la présence de la formule de la wilāya dans l’adhān.
La plupart des savants après Majlisī 2nd ont suivi sa ligne argumentative et la tradition de al-Ṣādiq extrait de Ṭabarsī. Par exemple, dans son mafātiḥ al-fayḍ, al-Wahīd al-Bahbahānī (d. 1205/1790) affirme que la récitation de la formule de la wilāya avec l’intention qu’elle fait partie de l’adhān est interdite, car cela est une innovation (bidʿa), toutefois, la réciter pour obtenir des bénédictions est autorisé, tout comme quand certains, juste après avoir récité la formule Dieu est grand dans l’adhān, disent jalla jalālah (sa gloire soit glorifiée) et récitent d’autres formules de louanges à Dieu. De même, après le témoignage de la prophétie de Muḥammad, il est recommandé d’invoquer les grâces de Dieu sur le Prophète (ce qui ne fait pas partie de l’adhān), de manière similaire, il est recommandé de réciter la formule de la wilāya après la shahāda (dans l’adhān), en se basant sur le ḥadīth cité dans al-iḥtijāj et d’autres traditions générales.
Bahbahānī demande avec insistance : « Y a-t-il d’autres obstacles pour légiférer que la récitation de la formule de la wilāya soit un acte recommandé ? Le fait qu’une tradition soit rare ne signifie pas que son contenu ne peut pas être mis en pratique comme un acte recommandé (mustaḥabb). »
En effet, Bahbahānī ajoute que cela était une pratique tout à fait normale de Ṭūsī : chaque fois qu’il tombait sur une tradition rare, il recommandait d’agir en fonction de son contenu. Par exemple, Ṭūsī légifère, en s’appuyant sur le récit de Ibn Yaqīn, qu’il est recommandé de répéter une prière si quelqu’un oublie de réciter l’adhān et l’iqāma au début. Dans tous les cas, il ajoute que parler pendant l’adhān et l’iqāma est autorisé. Si des paroles futiles n’invalident pas l’adhān, alors pourquoi un acte propice (tayammun) aux bénédictions le ferait ?
6. Les périodes prémoderne et moderne
La plupart des souverains Qadjars (1209-1344/1794-1925) en Iran étaient complaisants à maintenir le chi’isme comme religion d’État, à l’inverse de la politique anti-religieuse de Nādir Shāh (d. 1160/1747).
Aqā Muḥammad Khān (d. 1212/1797), le premier souverain qadjar, a réaffirmé son engagement quand il fut couronné en tant que shah en 1210/1796. Son pieux neveu Fatḥ ʿAlī Shāh (d. 1250/1834) a continué sa politique religieuse en construisant des mosquées et en commissionnant l’écriture de travaux théologiques chi’ites. Il a aussi construit le collège théologique Fayḍiya de Qum et a pris toute la peine du monde pour accorder du respect aux savants. Sous ces conditions favorables, les centres religieux et les savants chi’ites ont prospéré.
Les juristes chi’ites qui vivaient sous le règne des souverains qadjars ont ainsi continué à exploiter l’adhān pour consolider leurs affiliations religieuses. La plupart des juristes de cette époque se sont accordés avec la législation des juristes post-safavides. Par exemple, Jaʿfar b. Khiḍr al-Najafī Kāshif al-Ghītā’ (d. 1228/1813) a soutenu que si quelqu’un remémorait le commandeur des croyants avec l’intention d’honorer son statut, de manifester sa supériorité ou de réfuter les prétentions des opposants et de défier les plus obstinés, alors il serait récompensé spirituellement pour cela.
Étant donné, l’ambiance favorable dans laquelle les chi’ites se trouvaient, la formule de la wilāya dans l’adhān fut utilisée comme une arme polémique pour démontrer la supériorité de la foi chi’ite. Pour Kāshif al-Ghītā’, la fonction polémique que la formule de la wilāya remplissait pouvait peser lourd contre les objections de savants comme al-Ṣadūq et Ṭūsī. En effet, Kāshif al-Ghītā’, déclare que mentionner la formule de la wilāya dans l’adhān n’était pas suffisante pour indiquer la supériorité de ʿAlī, car le terme wilāya a différentes significations et pouvait être utilisé de différentes manières. De plus, tous les croyants étaient des amis (awliyā’) de Dieu.
Afin de différencier ʿAlī des autres, et l’élever au-dessus des autres amis de Dieu, il était préférable de dire que ʿAlī était khalīfa bilā faṣl (le successeur de Muḥammad sans interruption) ou le commandeur des croyants ou la meilleure création après le Prophète. Il ajoute, qu’en faisant cela, il n’y aurait plus aucun doute dans les esprits de la masse sur le fait que ce segment ne fait pas partie de l’adhān.
Pour Kāshif al-Ghītā’, la formule de la wilāya dans l’adhān n’était pas uniquement une déclaration de la foi ou une formulation cardinale de la doctrine chi’ite, c’était un symbole de l’identité chi’ite pour montrer la supériorité de ʿAlī sur les autres califes et d’affirmer qu’il était le successeur immédiat de Muḥammad.
Al-Faḍīl al-Narāqī (d. 1244/1828) affirme que le tawallī (que les segments doivent se suivre les uns après les autres sans interruption) n’était pas une règle canonique de l’adhān ou de l’iqāma, ni était-il spécifié que les segments de l’adhān ne pouvaient être séparés. Par conséquent, réciter la formule de la wilāya ne contrevenait pas aux conditions de l’adhān. Il demande avec insistance : comment une personne pouvait avoir l’autorisation de formuler des paroles futiles pendant l’adhān et ne pas être autorisée à dire la vérité ?
Le fait que les traditions concernant la formule de la wilāya dans l’adhān sont rares, dit al-Narāqī, n’empêche pas de légiférer que la formule de la wilāya soit une sunna. Cela est possible, car bien souvent les juristes acceptent des traditions rares et légifèrent qu’un tel acte est recommandé en s’appuyant sur ce genre de narrations et le principe de al-tasāmuḥ.
Les juristes ont vu cependant un possible danger qui attendait la masse chi’ite, c’est-à-dire qu’avec une pratique continue, la formule de la wilāya finisse par apparaître comme un segment intégral de l’adhān. Malgré des rappels continus que la formule de la wilāya n’était pas un segment de l’adhān, tout muezzin pourrait la réciter sans être au courant de cette distinction. Les juristes chi’ites ont répondu à cela en déclinant toute responsabilité de leur part pour cette ignorance de la part de la masse.
Des juristes comme al-Faḍīl al-Narāqī a même affirmé que la faute était celle de la masse ignorante qui malgré les rappels incessants, n’était pas au courant de la réglementation sur ce sujet. D’autres juristes ont recommandé que la formule de la wilāya soit récitée d’une manière différente pour que cela devienne clair qu’elle ne faisait pas partie de l’adhān.
Par exemple, al-Muḥaqqiq al-Qummī (d. 1231/1815) affirme dans son jāmiʿ al-shitāt que la formule de la wilāya doit être récitée qu’une seule fois dans l’adhān et qu’elle soit supprimée de l’iqāma. Cependant, pour la masse chi’ite la formule de la wilāya est devenue une partie intégrale de l’adhān. Peu, ou personne ne fait cette distinction, en la séparant des autres segments de l’adhān.
Les juristes post-Majlisī 2nd ont justifié non seulement la pratique populaire de la récitation de la formule de la wilāya dans l’adhān, mais ont également eu à expliquer la raison pour laquelle les précédents juristes avaient interdit formellement sa récitation.
Dans son burhān al-fiqh, Sayyid ʿAlī Baḥr al-ʿUlūm (d. 1298/1880) soutient que le verdict de al-Ṣadūq, de Ṭūsī et d’autres juristes était le produit de leur propre raisonnement (ijtihād). Le fait qu’il existe des traditions générales comme celle citée dans al-iḥtijāj, écarte le besoin d’avoir un récit spécifique recommandant la formule de la wilāya dans l’adhān, c’est-à-dire que même s’il n’existe aucun récit spécifique sur la récitation de la formule de la wilāya, la tradition générale de Ṭabarsī est suffisante pour légiférer sur celle-ci comme un acte recommandé. Tout comme il existe des récits suggérant que chaque fois que le nom du Prophète est mentionné, il est recommandé d’envoyer des grâces sur lui, et similairement la tradition de Ṭabarsī indique que chaque fois que la shahāda est récitée, il est recommandé de réciter la formule de la wilāya. L’adhān et l’iqāma, dit Baḥr al-ʿUlūm, tous deux tombent dans cette catégorie.
Malgré l’émergence d’un consensus au dix-huitième et au dix-neuvième siècles sur la formule de la wilāya comme segment de l’adhān, des voix dissidentes se sont exprimées sur ce sujet. Même au milieu du dix-neuvième siècle, de nombreux chi’ites ont refusé de réciter la formule de la wilāya dans l’adhān. Jaʿfar Kāshif al-Ghītā’, cité précédemment, avait demandé à Fatḥ ʿAlī Shāh d’interdire cette pratique. Plus tard au même siècle, les ʿulamā de l’Inde ont encouragé la communauté d’abandonner cette pratique, mais cela n’a pas réussi.
De la même façon, Maḥmud b. Mirza ʿAlī al-Naqī (d. 1300/1882), l’auteur de al-mawāhib al-sanniyya, a réfuté les arguments de Majlisī 2nd et ceux d’autres juristes. Il a déclaré qu’en raison d’un défaut de preuve, la formule de la wilāya ne pouvait être récitée dans l’adhān, même comme un segment recommandé. La tradition d’al-iḥtijāj ne pouvait être utilisée comme une preuve pour autoriser la formule de la wilāya puisque, comme de nombreuses autres traditions, elle ne fait que mentionner les mérites de ʿAlī, indiquant par cela ses vertus générales. La tradition d’al-iḥtijāj, et celles semblables à elle, sur les mérites de ʿAlī, indique la supériorité de ʿAlī, mais n’a aucun lien avec l’adhān ni l’iqāma.
Mirza ʿAlī al-Naqī ajoute que pour la formule de la wilāya les traditions dont parlent ses prédécesseurs, ne doivent pas être mises en pratique car les savants les ont considérées comme rares et fabriquées. Il reconnaît que les précédents juristes chi’ites avaient affirmé que les récits rares et faibles pourraient être utilisés pour légiférer en faveur de la pratique d’actes recommandés, mais le fait qu’ils n’ont pas mis en œuvre cette méthode dans le cas de la formule de la wilāya montre qu’ils étaient en accord pour abandonner cette méthode habituelle sur cette question. En essence, Mirza ʿAlī al-Naqī rejeta le verdict de Majlisī 1er et Majlisī 2nd que la formule de la wilāya pouvait être récité comme un segment recommandé de l’adhān.
Une fois que la formule de la wilāya dans l’adhān a été acceptée par la masse en général, renverser la donne était devenu difficile. Les discussions qui ont eu lieu bien après se sont plutôt intéressées sur les bases à partir desquelles cette récitation pouvait être justifiée et si oui ou non, elle était un segment recommandé de l’adhān. La plupart des juristes a approuvé cette pratique en reprenant les arguments de Majlisī 1er et Majlisī 2nd et la tradition de al-Ṣādiq dans al-iḥtijāj.
Il est important de noter qu’à l’inverse des juristes pré-safavides qui avaient interdit la formule de la wilāya dans l’adhān, les juristes post-safavides se sont mis d’accord pour l’autoriser. L’opinion des savants post-safavides était tout le contraire du consensus établi par leurs prédécesseurs. L’argument avancé par ceux comme Majlisī 1er et Majlisī 2nd a eu pour effet de convaincre les juristes qui sont venus après eux, que la formule de la wilāya pouvait être récitée, même si elle ne faisait pas partie intégrante de l’adhān. La pression populaire et la possibilité d’une réaction publique négative ont forcé les juristes à s’adapter en ce qui concerne la formule de la wilāya, en renversant le précédent consensus.
La plupart des juristes chi’ites du siècle présent ont légiféré qu’il était recommandé de réciter la formule de la wilāya dans l’adhān. Le défunt Ayatullāh Muḥsin al-Ḥakīm (d. 1390/1970) soutient dans son al-mustamsak que :
Aujourd’hui, la formule de la wilāya compte parmi les symboles de la vraie foi et un signe du chi’isme. À cet égard, réciter la formule de la wilāya est devenu prépondérant selon la sharīʿa ; en fait, il pourrait être obligatoire de la réciter mais non avec l’intention qu’elle soit un segment de l’adhān. À partir de là, la raison évoquée par Majlisī 2nd dans son al-biḥār devient claire, c’est-à-dire il n’est pas improbable que l’attestation de la formule de la wilāya soit considérée comme un segment recommandé de l’adhān. Cela est dû au témoignage de Shaykh Ṭūsī, ʿAllāma al-Ḥillī, Shahīd 1er et d’autres que des traditions ont été rapportées à ce sujet. Ceci est appuyé par la tradition rapportée par al-Qāsim b. Muʿāwiya citée dans al-iḥtijāj venant de al-Ṣādiq.
Al-Ḥakīm soutient que le but de la récitation de la formule de la wilāya n’était pas restreint à l’obtention de récompenses spirituelles. La wilāya symbolisait les idéaux chi’ites, l’identité chi’ite et les aspirations chi’ites. De ce fait, en fonction des circonstances, réciter la formule de la wilāya dans l’adhān pourrait même devenir obligatoire pour le croyant, même si cela ne devrait pas être récité comme un segment de l’adhān. Plus clairement, quand il parle de la wilāya comme un symbole chi’ite, al-Ḥakīm fait un lien avec l’affirmation de Majlisī 2nd, corroborant ainsi ma précédente assertion que l’ère safavide a marqué le siècle où l’adhān a commencé à prendre une tournure polémique, servant comme moyen d’opposition et de marquage d’identité pour les chi’ites qui vivaient alors sous le mécénat des souverains safavides.
Sharaf al-Dīn al-Mūsawī (d. 1377/1957) marque aussi son désaccord avec ses prédécesseurs (pré-safavides) en disant :
Ceux qui déclarent la formule de la wilāya interdite sont tombés dans l’erreur et ils ont cité une règle isolée (shadhdha). Ils ont même dit que c’était une innovation (bidʿa). Tout muezzin en Islam récite quelques paroles avant l’adhān qu’il relie avec l’adhān. Par exemple, il dit : Gloire à Dieu celui qui n’a pas pris de fils … ou d’autres paroles similaires. Ces paroles n’ont pas été légiférées par le législateur divin dans l’adhān, pourtant elles ne sont pas considérées comme des innovations, et cela n’est certainement pas interdit, car les muezzins ne semblent pas considérer que ces paroles font partie de l’adhān. Ils ne font que les réciter sur la base de preuves générales qui incluent ces paroles. Similairement, l’attestation de la wilāya de ʿAlī après les deux shahāda dans l’adhān est un acte qui s’appuie sur des preuves générales qui la légitiment. De plus, quelques paroles n’invalident pas l’adhān ou l’iqāma, ni est-il interdit (ḥarām) de les réciter au milieu, alors d’où la question de l’innovation et l’interdiction prend-t-elle sa source ?
Les juristes post-safavides devaient expliquer l’interdiction de leurs prédécesseurs, justifiant au passage, la transformation de la formule de la wilāya d’une bidʿa à une sunna. Ils l’ont fait de plusieurs manières.
Alors que Majlisī 1er a affirmé qu’ils ont interdit la formule de la wilāya dans l’adhān en raison de la taqiyya, Baḥr al-ʿUlūm insista qu’ils l’eussent fait par un effort de raisonnement personnel, ainsi les juristes qui les ont suivis n’avaient aucune obligation de suivre leurs pas. Malgré le consensus qu’avaient établi les juristes pré-safavides, Sharaf al-Dīn al-Mūsawī a pu prétendre que leur légifération sur la formule de la wilāya était isolée.
Ayatullāh Arākī (d. 1415/1994) affirme dans son traité intitulé « Guidance en matière de shahāda de la wilāya dans l’adhān et l’iqāma en tant que segment partitif, tout comme les autres segments » :
L’auteur du livre kitāb al-salafa fī amr al-khilāfa, Shaykh ʿAbd Allāh al-Marāghī al-Misrī, un sunnite, dit que Salmān al-Fārisī a attesté que la formule de la wilāya de ʿAlī était récitée dans l’adhān et l’iqāma après l’attestation de la prophétie, pendant le vivant du Prophète. Un homme entra pour rencontrer le Prophète de Dieu et lui dit : « Ô Prophète de Dieu, j’ai entendu une chose que je n’avais entendu auparavant. Il lui dit : « Qu’est-ce que c’est ? » Il lui dit : « Après la shahāda de la prophétie, Salmān a témoigné dans son adhān de la shahāda de la wilāya de ʿAlī. » Il lui répondit : « Tu as entendu une bonne chose. »
Après cela, il est également prétendu que l’éminent compagnon Abū Dharr al-Ghifārī a témoigné de la wilāya de ʿAlī, après l’attestation de la prophétie de Muḥammad dans l’adhān.
Un argument nouveau est ajouté dans cette discussion sur la formule de la wilāya, c’est-à-dire qu’elle était pratiquée à l’époque du Prophète qui n’a pas objecté à cela. L’approbation du Prophète fait de cette pratique une sunna. Ironiquement, cette source qui est citée sur la récitation de la wilāya dans l’adhān est sunnite. Il convient de souligner qu’avant cette époque, bien que les arguments en faveur de la formule de la wilāya dans l’adhān furent avancés, aucun ne faisait mention de la wilāya de ʿAlī être formulée dans l’adhān à l’époque du Prophète ou pendant la vie des a’immā chi’ites. Malgré la citation de nombreuses traditions sur l’adhān dans les travaux juridiques chi’ites, il n’y a pas une seule tradition qui indique que la formule de la wilāya fut récitée dans l’adhān à l’époque du Prophète ou des a’immā.
Néanmoins, les juristes contemporains comme Burūjardī (d. 1381/1961), Khumaynī (d. 1410/1989), al-Khū’ī (d. 1413/1992) et Golpayganī (d. 1411/1993), tous considèrent que réciter la formule de la wilāya est un acte recommandé de l’adhān.
7. Conclusion
Au moyen de différents genres d’arguments, une pratique rituelle qui fut précédemment une bidʿa devint par la suite une sunna. La raison réelle de cette transformation semble être liée dans la création d’une identité chi’ite dans l’Iran safavide. Avec l’implantation de cette dynastie, il y avait un besoin concurrent de favoriser une identité sectaire séparée à travers laquelle les chi’ites pourraient se distinguer des non-chi’ites, ainsi la formule de la wilāya devait être intégrée à la shahāda.
De nombreux arguments furent avancés et des traditions interprétées pour relier les deux. En fait, la formule de la wilāya est fréquemment appelée la troisième shahāda (al-shahāda al-thālitha). Dès lors, l’adhān devait accomplir une fonction plus large que celle d’une liturgie restreinte jusqu’à alors limité à appeler les croyants à la prière. L’adhān était utilisé pour marquer l’affiliation religieuse de l’état safavide.
Paradoxalement, ce qui distinguait les chi’ites des mufawwiḍa à l’époque de al-Ṣadūq fut l’interdiction de la formule de la wilāya dans l’adhān, mais dorénavant elle était utilisée pour distinguer les chi’ites des non-chi’ites. Pour le dire autrement, cette marque distinctive des mufawwiḍa à l’époque de al-Ṣadūq devint pour Majlisī 1er et pour les juristes qui sont venus après lui, un symbole distinctif des chi’ites.
Cette transformation fut possible initialement par une interprétation de la tradition citée dans al-iḥtijāj de Ṭabarsī – tradition qui était certainement inconnue de Ṭūsī et de al-Ṣadūq. Aucun savant chi’ite jusqu’à Ṭabarsī n’avait cité ce récit. De plus, la remarque de al-Ṣadūq et Ṭūsī que rares (et sans doute inauthentiques) étaient les traditions sur la formule de la wilāya fut saisie par des savants comme Majlisī 1er et Majlisī 2nd pour souligner que des traditions sur ce sujet étaient disponibles à l’époque des a’immā, et même si elles étaient rares, elles avaient fini par disparaître, et pouvaient être utilisées pour justifier cette pratique. Plus tard, il fut même argumenté que cette pratique pouvait être retracée jusqu’à l’époque de Muḥammad, lui-même, qui par son acquiescement, l’avait approuvé.
[1] L’adhān chi’ite se distingue de celui des sunnites par l’inclusion de la formule : ḥayya ʿalā khayri-l-ʿamal (accourrez à la meilleure pratique). Toutefois, l’histoire de la genèse de l’insertion de cette formule dans l’ adhān chi’ite dépasse le cadre de cet article.
[2] Le mot mufawwiḍa réfère à ceux qui épousent la doctrine du tafwīḍ (délégation), c’est-à-dire la croyance qu’après la création, Dieu a délégué ses pouvoirs sur toutes choses relatives à la création et à la subsistance de ses créatures et les affaires du monde au Prophète et aux imāms. Que cette croyance fût répandue chez les chi’ites peut être déduite des nombreuses traditions présentes dans les livres de aḥādīth chi’ites. (…) Les origines et les doctrines des mufawwiḍa sont discutées par H. Modarressi dans Crisis and Consolidation in the Formative Period of Shi’ite Islam (Princeton: Darwin Press, 1993), ch.2.
[3] B. Scarcia-Amoretti, “L’Islam in Persia fra Timur e Nadir,” Annali della Facolta di Lingue e Letterature Straniere Di Ca’Foscari 13, no. 3 (1974), p. 69; Aubin, “Notables,” p. 55, n. 2.
Biographie de l’auteur
Professeur Liyakat A. Takim est titulaire de la chaire Sharjah sur l’Islam à l’Université McMaster de Hamilton, au Canada. Originaire de Zanzibar, en Tanzanie, il est l’auteur d’une centaine d’articles universitaires sur divers sujets. Son premier livre, The Heirs of the Prophet: Charisma and Religious Authority in Shi‘ite Islam, a été publié par SUNY Press, en 2006. Il travaille actuellement sur son troisième livre, Ijtihad and Reformation in Islam.