Juin 24, 2023 Articles publiés

La Terre Céleste de Hûrqalyâ et la foi shî’ite


Source : Extrait de Tanzîh al-Awliyâ, Kerman, 1367 (1948). 58e question, pp. 702-726. Shaykh Abûl-Qâsem Khân Ebrâhîmî (dit. Sarkâr Âghâ)


Il nous incombe de donner ici une brève esquisse de la question de Hûrqalyâ, de la description de cet univers et de sa situation parmi les plans de l’être. Nous voudrions faire cesser toutes difficultés chez ceux de nos frères qui, entraînés à la gnose théosophique, n’ont cependant peut-être pas été assez attentifs sur ce point.

Pour une caractérisation sommaire, voici ce que les affirmations explicites de nos traditions, jointes aux explications données par nos grands shaykhs, m’ont permis d’en comprendre et ce que je suis en mesure d’en exposer, ici à mon tour, de façon très succincte.

En gros, le mot réfère au mundus imaginalis, le monde des Formes imaginales (‘âlam al-mithâl), le monde des Figures et Formes autonomes (‘âlam al-sowar). Bien qu’à rigoureusement parler, ce soient les Cieux de cet univers que nous désignons en propre comme Hûrqalyâ, tandis que la Terre en est désignée sous les noms de Jâbalqâ et Jâbarsâ, il arrive parfois que les philosophes désignent tout l’ensemble de cet univers, avec ses différents plans et degrés, sous le nom de Hûrqalyâ.

On le désigne encore comme le « huitième climat », par référence au fait que les philosophes et savants des temps anciens avaient divisé la Terre en sept climats. Parce que l’univers de Hûr- qalyâ est au-dessus de tous ces climats et n’est pas compris dans leurs limites visibles, l’appellation de « huitième climat » se comprend d’elle-même. Bien entendu, la division en sept climats, enseignée par les anciens Sages, réfère aussi à un certain nombre d’autres sources. Elle fut connue des anciens Prophètes, et la source est authentique, puisque dans les traditions de nos saints Imâms nous constatons un usage fréquent de cette terminologie.

La mention des sept climats revient à maintes reprises dans les propos du 1er Imâm, Hazrat Amîr. De même en un hadith, le 6ème Imam, Hazrat Ja’far Sâdiq, rappelle expressément que le monde est réparti en sept climats. Personnellement, je dirai que si l’on a désigné Hûrqalyâ comme le « huitième climat » qui se trouve au-delà de notre monde, c’est fort juste ; mais il ne faut pas oublier qu’il est aussi dans l’invisible de notre monde même.

En bref, ce qui ressort aussi bien du Livre de Dieu que des propos rapportés des saints Imâms, c’est que la création divine ne se limite nullement au monde dans lequel nous cheminons et dont nous percevons l’apparence visible. Il y a des mondes multiples. Le premier verset du Livre énonce : « Gloire à Dieu, le seigneur des mondes (1:1). » Et ailleurs : « Béni soit celui qui fit descendre le Qorân sur son serviteur, afin qu’il soit un prophète pour les mondes (25:1). » La multitude des univers ne fait donc vraiment aucun doute.Un autre verset énonce : « À Dieu appartiennent la création et l’impératif créateur (7:52). » Deux choses sont donc à distinguer : un monde de la création qui est l’univers créaturel, un monde de l’impératif qui est l’univers créatif. Chacun de ces deux univers, si on les médite en détail, révèle une multitude d’autres univers, mais notre propos ne peut être ici que d’en esquisser les généralités.

L’univers créatif, celui de l’impératif, c’est la Volonté divine primordiale. Le sens de cette thèse est explicité dans les traditions que nous tenons des saints Imâms, sans qu’il nous soit possible, ici encore, d’entrer dans plus de détails. C’est par sa volonté et son Impératif (KN — Esto!) que le « seigneur des mondes » a existentialisé l’ensemble des univers et la totalité des êtres. D’où la vraie réalité, les essences de toutes les choses consistent dans la Volonté divine, mais c’est encore un état de généralité et de possibilité, non de détermination concrète et d’individuation.

Ces essences des choses sont encore au plan inférieur du « monde de l’impératif », plan inférieur qui en constitue la Terre, ce qui n’empêche point d’appeler ce lieu « monde de l’Impératif ». Le terme ultime de l’impératif est désigné comme une materia prima qui est passivité pure. Parfois on l’appelle « Terre vierge », et parfois « monde sempiternel » ; tantôt on l’appelle « mer du Sâd », tantôt « demeure du Nûn », et tantôt « monde du cœur ». D’autres désignations en existent encore, à chacune desquelles correspond un aspect ; il serait trop long de les mentionner ici les unes et les autres ; ceux qu’elles intéressent trouveront l’explication de chacune en son lieu.

Donc ce monde sempiternel, monde des essences et de la prime origine des êtres, est à ce niveau ; il est en continuité avec l’ensemble du « monde de l’impératif », et il fait partie lui-même des mondes du Mystère, univers non révélés. Après ce monde, il y a le monde créaturel, pris comme un ensemble. Le monde créaturel comporte également plusieurs plans et degrés. Chaque degré forme dans ses propres limites un univers autonome, et c’est à tous ces plans et degrés, considérés dans leur ensemble, que nous donnons le nom d’« univers créaturel », « monde de la création ».Le premier de ces univers est le monde de l’Intelligence (Ennoia). Il en est fait mention à maintes reprises dans les traditions, celle-ci par exemple : « La première chose que Dieu créa fut l’Intelligence. » Cette tradition offre un grand nombre de variantes, que nous nous abstenons de citer ici, par souci de concision. Le monde de l’Intelligence est le monde des « matières consubstantielles », ce qui veut dire que la matière consubstantielle inaliénable de chaque être provient de ce monde de l’Intelligence. Aussi bien est-ce la définition que l’on en trouve dans les traditions de nos Imâms.

Il y est dit que l’Intelligence enclôt, com-préhende toutes choses, et est la cause de tous les existants. Cette compréhension englobante et cette causativité définissent ce qu’il en est de la « matière consubstantielle » de chaque être. C’est que tous les existants créaturels sont autant de formes et d’attributs de l’Intelligence. Celle-ci a la parfaite compréhension de la totalité de ses propres formes ; parce qu’elle les englobe et les enclôt, on peut dire qu’elle en est la matière consubstantielle. Semblablement, l’argile contient, englobe, l’ensemble des vases, des bols et de tous les objets fabriqués dans cette argile. Ce qu’un hadith énonce en disant que le Seigneur produisit l’Intelligence et fixa qu’elle comporterait autant de têtes qu’en comporte l’ensemble des créatures. Quelque créature que tu considères, chaque fois cette créature est une « tête parmi les têtes » de l’Intelligence, c’est-à-dire une forme d’entre ses formes.

On comprend ainsi que l’Intelligence comporte une multitude de formes, et que les créatures sont autant de formes de l’Intelligence. Envisagées ainsi, toutes les créatures de Dieu possèdent l’Intelligence, la connaissance et la conscience. Toutes remplissent une fonction doxologique et liturgique. « Tout ce qu’il y a dans les Cieux et sur la Terre glorifie Dieu » (62:1 et 64:1). Or, le principe de cette hymnologie et de ce service divin est en l’Intelligence, car, ainsi qu’on le dit, « l’Intelligence est ce par quoi s’accomplit le service divin »; ou encore : « l’Intelligence est le plus fidèle des êtres à l’égard de Dieu. » C’est pourquoi, si un être accomplit cette glorification, c’est qu’il y a en lui cette Intelligence remplissant son service divin.

En bref donc, toutes les créatures sont des formes de l’Intelligence ; elles sont autant de « têtes » que Dieu a créées pour cette Intelligence. C’est pourquoi toutes ces formes doivent leur stabilité et consistance à l’Intelligence, et sont inséparables d’elle. C’est que la « matière » n’existe pas sans la « forme », ni la forme sans la matière ; toutes deux sont produites synchroniquement ; aucune des deux ne peut avoir ni avance ni retard sur l’autre ; leur existence est synchronique.

Cependant chacune comporte respectivement un rang et une position dont il importe de se souvenir. Si nous disons que le rang de la « matière » a la préséance, ou est « en haut », tandis que celui de la « forme » lui est subordonné, ou est « en bas », la raison en est que ce que l’on entend par forme ce sont les « bornages » et « délimitations » de la matière. De ce point de vue, nous dirons en effet que la matière est première tandis que la forme est seconde, puisqu’il faut que la matière soit, pour que s’opèrent en elle ces délimitations. Il convient alors d’être attentif à cet « en haut » et à cet « en bas ».

En effet l’on dira que la « demeure » des formes est « en bas », c’est-à-dire au plan inférieur de la demeure de l’Intelligence. Et c’est ce lieu que dans la terminologie philosophique nous désignons comme le Monde des Âmes, ou le Monde des Substances Immatérielles. On l’appelle encore le Monde des Formes Imaginales, le Monde de l’Aton, et il est contigu au monde de l’Intelligence. Dans la terminologie traditionnelle des saints Imâms, on donne à cette demeure qui est le monde de l’Âme le nom de Malakût, tandis que l’on désigne le monde de l’Intelligence comme Jabarût, et le monde de l’Impératif créateur comme Lâhût (déité).On désigne encore ce monde comme monde de l’Âme sacro-sainte, comme monde dont ont été extraites les âmes des humains. Âme « sacro-sainte », parce qu’elle reste inviolée et immunisée à l’égard des impuretés et vicissitudes du monde dans lequel nous sommes présentement. On l’appelle encore « monde des raisons séminales » et « monde des ombrages ». Explication a déjà été donnée dans le présent livre de ce monde des raisons séminales où furent créées les âmes des humains. Là même fut envoyé le Prophète pour faire entendre aux âmes son Appel. C’est dans cette demeure que furent échangées, avec toutes et avec chacune des âmes, la question et la réponse (7:172), et que fut reçu, de toutes et de chacune, l’engagement de la foi et de la fidélité au pacte initiatique. C’est dans cette demeure que quiconque le voulut devint un croyant, et que quiconque le voulut devint un impie. Enfin, c’est ce même monde que nous appelons monde de la résurrection (3:185, 29:57) et du rassemblement (18:47), parce que c’est à ce lieu que retournent les humains lors de leur Retour (2:156), chacun retournant au lieu d’où il a été créé, non plus haut.

Cette « demeure » est donc l’objet de désignations multiples, les philosophes utilisant pour chaque point de vue le nom correspondant. Les témoignages concernant ces différents plans ou degrés abondent également dans nos traditions, mais ce n’est pas ici le lieu de les exposer. Après tout, les praticiens de la théosophie savent ce que nous voulons dire ; quant aux autres, ils ne comprendraient ni un exposé d’ensemble ni un exposé détaillé, ou plutôt un exposé détaillé ne ferait qu’aggraver ici les difficultés du problème.

Donc, ce monde qui est le Monde des Formes imaginales, on l’appelle monde de l’Âme sacro-sainte. Il a dû t’arriver souvent de rencontrer dans les ouvrages des philosophes l’expression d’Âme universelle, Âme du monde. Ce qu’ils veulent dire correspond à ce que nous-mêmes comprenons à la fois comme monde de l’Intelligence et comme monde de l’Âme, car ils envisagent simultanément la « matière » et la « forme ». En disant l’Âme, ils référent au rang de la forme ; en disant universelle, ils réfèrent à la réalité conceptuelle et à l’universalité de l’Intelligence. Que l’on soit bien attentif ici, en sachant que ces développements, on ne les retrouvera pas ailleurs exposés de façon aussi simple. Bien que je ne sois pas professionnellement un « philosophe », du moins suis-je un fils de philosophe, et peut-être les fils de philosophes comprennent-ils mieux que les autres la terminologie de leurs pères.D’ailleurs tout ce que l’on vient de dire ici l’a été plutôt en manière de parenthèse, car le rang ou demeure des prophètes de Dieu est au-dessus du rang ou demeure des âmes humaines. Ce n’est pas qu’ils appartiennent au monde de l’Intelligence Pure, car les nativités de celui-ci sont limitées au nombre de Quatorze âmes sacrosaintes. Non, la demeure des prophètes est celle que l’on désigne comme le monde de l’Esprit et comme Esprit du Malakût. Ce monde de l’Esprit est un intermonde (un barzakh) entre le monde de l’Intelligence et le monde de l’Âme, parce qu’il ne possède ni la substantialité de l’intelligence, ni la plasticité ni l’individualité de l’Âme. Un barzakh est un intermédiaire entre deux mondes. En approfondir ici la notion serait difficile, aussi bien serait-ce superflu. Notre propos se borne à exposer qu’il y a un intermonde, un barzakh, entre le monde de l’Intelligence et le monde de l’Âme, parce que telle est la structure qui résulte de la disposition divine, et qu’il est constant en philosophie que l’Univers de Dieu ne comporte pas de hiatus. Les mondes sont articulés les uns aux autres ; ils forment un ensemble continu. Chaque fois que l’on considère deux univers, il doit y avoir entre eux un barzakh. Un verset qorânique énonce : « Il a séparé les deux mers confluentes : entre elles un barzakh, elles ne débordent pas l’une sur l’autre (55:19-20). »

Ce que nous avons à dire à grands traits du monde de l’Âme, c’est qu’il est le Monde des Formes Imaginales, lesquelles sont les formes premières du monde de l’Intelligence. Ce sont des formes sacro-saintes, c’est-à-dire préservées des impuretés et souillures de ce monde-ci, et ce sont des formes existant à l’état autonome. Il convient donc bien de parler, en l’envisageant ainsi, du monde des Âmes sacro-saintes, car ces dernières sont absolument pures des accidents et de l’opacité de notre monde, et n’ont aucune connexion avec les matières et formes, opaques et accidentelles, de ce monde-ci. Aussi, par rapport à ce monde nôtre, le désigne-t-on comme « monde supérieur ». Hazrat Amîr, le 1er Imâm, pour décrire ce monde de l’Âme parle de « Formes dépouillées de toute matière, exemptes de tout ce qui n’est qu’en puissance et virtualité pure ». Une variante du même hadîth lui fait dire : « Formes transcendant toute matière. » Et les deux leçons comportent un sens également authentique.

Ce que veut dire ce propos, c’est qu’en effet les Formes en question sont des Formes dépouillées de toute matière terrestre, accidentelle et corruptible, ou bien des Formes transcendant cette matière. Il est bien évident qu’en parfait accord avec ce hadîth, comme avec le sens explicite des autres traditions que nous tenons des saints Imâms, il faut entendre ici par « matière » la matière corruptible et accidentelle, telle que nous en connaissons l’état dans notre monde terrestre. Ce n’est donc point dire pour autant que ces Âmes soient des « formes sans matière », puisqu’il est exclu qu’une Forme puisse exister sans une matière. Matière et forme sont les deux facteurs constitutifs de la substantialité de chaque être et de chaque chose ; elles sont indissociables l’une de l’autre. Que l’une des deux vienne à manquer, et c’est la chose même qui cesse d’exister, devient un pur non-être. Ce que vise le terme de « matière » figurant dans le hadîth ci-dessus, ce sont donc les matières accidentelles, soumises aux conditions du temps et du devenir. Et ce que se propose ce même hadîth, c’est d’affirmer que les Âmes sacro-saintes ne doivent en rien leur origine à ces manières accidentelles, terrestres et corruptibles, et qu’elles ont leur existence autonome en elles-mêmes.

C’est donc bien à tort que le philosophe et théosophe Mollâ Sadrâ (Sadroddîn Shîrâzî) pense que les âmes humaines puissent commencer, à l’origine, avec ces matières corporelles soumises aux conditions du temps et du devenir. Son système envisage une série de transformations : c’est le minéral lui-même qui devient un végétal ; à son tour le végétal passe à l’état animal ; l’animal enfin devient l’être humain. Ce système va à l’encontre de l’enseignement du Livre de Dieu et des traditions de nos Imâms. Il en faut dire tout autant de ces théologiens superficiels de la lettre qui sont incapables de se représenter dans le mot homme autre chose qu’une expression désignant les corps matériels composés des éléments physiques. Ils prétendent que ce sont ces mêmes corps accidentels et corruptibles, denses et opaques, qui « retournent » en l’autre monde, sous prétexte que le Retour doit s’entendre d’une « résurrection corporelle ».

Ils commettent une lourde erreur, en oubliant simplement que la réalité de ce qui fait un corps, la corporéité, n’est point limitée à celle des corps accidentels et corruptibles de notre monde terrestre. Ce que donnent à entendre le Livre de Dieu et les prophètes, c’est l’existence de corps humains primordiaux ou archétypes. Leur origine, ces corps la tiennent de leur monde propre, lequel est le monde de l’Âme ; quant à leur matière, elle provient du monde de l’Intelligence. Hazrat Amîr, le 1er Imam, dans le hadîth qui rapporte son entretien avec Komayl sur la condition des âmes humaines, déclare que « la matière de ces Âmes consiste dans les énergies qu’elles reçoivent de l’Intelligence, et qui se substantialisent en elles ». Dans le même hadîth il déclare encore que l’âme humaine ne doit nullement son origine aux corps physiques visibles. Elle n’est ni le « suc » ni l’élément subtil du corps de chair. Elle n’est comparable ni au parfum qu’exhale une fleur, ni à l’essence que l’on extrait d’une rose. Loin de là! Ces âmes sont des Formes subsistant indépendamment de toute matière physique corruptible, et existant à l’état autonome dans leur monde propre.Quant à la manière dont les âmes font leur entrée en ce monde (matériel), il faut la comparer avec la manière dont l’image de la personne humaine fait son entrée, son apparition, dans le miroir qui la réfléchit, ou encore avec la lumière du soleil qui, du haut du ciel, tombe sur ce miroir ou bien à la surface d’une eau tranquille. Ni la matière ni la forme de cette image que tu vois dans le miroir ne proviennent de la substance minérale de celui-ci. Non, cette image possède séparément en elle-même sa propre matière et sa propre forme, et celles-ci, pas plus qu’elles ne proviennent de la substance minérale du miroir, n’en font partie à un titre quelconque, car elles n’ont avec cette dernière ni mélange ni interférence. Cette Image a son existence autonome ; elle fut créée à part. Si le miroir est là, l’image s’y projette et s’y « mire ». S’il n’est pas là, elle n’en continue pas moins d’exister en elle-même et pour elle-même ; elle subsiste dans son monde propre, avec sa propre matière et sa propre forme. On dira sans doute qu’elle est « partie de ce monde ». Mais dire qu’elle est morte « à » et « pour » ce monde-ci, ce n’est nullement dire qu’elle soit morte « à » et « pour » son propre monde. Tout au contraire ! Là même elle est vivante et dans la proximité divine qui assure sa subsistance.

C’est dans ce monde-ci que le phénomène de la mort s’est produit, non point dans le monde au-delà. Certes, post mortem, cette individualité n’a plus de forme épiphanique (mazhar) en ce monde-ci, à moins que Dieu ne veuille qu’elle n’ait à deux reprises une forme épiphanique en ce monde, y soit à deux reprises vivante et visible. C’est un cas possible dont l’occurrence s’est présentée : tels sont les récits de résurrections des morts opérées par Jésus, ou la résurrection du prophète Ozayr (Esdras) mentionnée dans le Qorân (9:30), les traditions concernant la résurrection de Sem, fils de Noé, d’autres encore imputées à l’intercession des saints Imâms.

Tels sont en bref les thèmes qui seraient à développer pour traiter complètement de la question envisagée ici. Notre propos cependant ne peut que se limiter à souligner certains traits de la cosmologie embrassant l’ensemble de ces univers, afin de disposer d’une introduction qui nous amène à comprendre où se trouve le monde de Hûrqalyâ.Pour récapituler nous dirons : 1) Le premier des univers est le monde de l’impératif créateur, qui est le monde sempiternel et le monde des pures essences. 2) Ensuite il y a le monde de l’Intelligence, qui est la Demeure des « matières consubstantielles » imparties respectivement à l’être de chacun des êtres. 3) Ensuite le monde de l’Esprit qui est l’intermonde, le barzakh, entre le monde de l’Intelligence et le monde de l’Âme. 4) Ce même monde de l’Âme, qui est le Monde des Formes Imaginales des êtres. 5) Enfin, après le monde de l’Âme, notre monde qui est le monde temporel, sensible et visible. C’est ce même monde dans lequel nous sommes, vous et moi, présentement, qui est le plan d’aboutissement final de tous les univers. Les Formes supérieures éternelles, celles du monde de l’Âme, ont abouti à ce lieu ; elles y ont été cachées dans la terrienne poussière de ce monde, bien que virtuellement elles en soient déjà parties. Car ce monde-ci est la tombe des univers supérieurs. Tous les êtres qui peuplent ces autres univers ont été ensevelis ici dans la Terre. Il leur faut, selon l’ordre du Seigneur des mondes, secouer la tête hors de cette poussière, et émerger délivrés de leur tombe ; il incombe à chacun de réussir son Exode, de retrouver sa Demeure, de retourner chez soi.

Notre propos n’est de commenter ici l’état de ce monde que dans la mesure où pour caractériser ce monde soumis au temps, nous en disons ce que voici. Ce monde est le lieu où les Âmes et les Formes supérieures éternelles entrent dans la dépendance de ces matières corporelles, accidentelles et périssables, et dès lors se trouvent rapportées à elles et liées avec elles. Cependant, ces matières temporelles de notre monde n’en restent pas moins, dans leur totalité, un accident par rapport à ces Formes éternelles. La relation et la connexion qu’elles manifestent avec ces Formes ne sont pas durables mais momentanées. À n’importe quel moment il se peut qu’elles se dissocient et se séparent les unes des autres. Ces Formes retournent à leur propre monde éternel, tandis que ces matières corporelles restent dans leur monde à elles. C’est pourquoi, bien que l’Âme soit la première chose que Dieu créa, toute âme qui vient en ce monde doit finalement mourir, c’est-à-dire être dissociée et séparée de ces matières accidentelles qui lui sont étrangères. Le Seigneur des mondes le déclare : « Toute âme goûtera la mort (3:182) », « tu mourras et ils mourront (29:31) ». Chaque forme reste pendant une durée déterminée « à la surface » de cette matière accidentelle. C’est cette durée que l’on appelle le temps, la limite de cette Forme. Les nuits et les jours, les heures et les minutes, sont simplement des moyens pour déterminer la mesure du temps ; mais ces mesures ne sont pas le temps lui-même. En soi, le temps c’est la limite de persistance de la Forme éternelle « à la surface » de la matière accidentelle de ce monde.

Si l’on a bien compris cette question, je puis maintenant chercher à expliquer la manière dont ces Formes éternelles appartenant au monde de l’Âme viennent « à la surface » de ces matières accidentelles du monde périssable. Elles y « viennent » de la même manière que la lumière du soleil « vient » sur cette Terre ou « dans » les miroirs, ou de la même manière que le reflet d’un homme, sa silhouette et son image, « entrent », viennent, « dans » ces miroirs. En fait, en elles-mêmes, ces Formes éternelles ne « descendent » jamais, à aucun moment, de leur propre monde, pas plus que l’homme n’entre lui-même dans le miroir où apparaît son image, pas plus que la masse astrale du soleil ne descend du ciel sur la Terre. C’est pourquoi elle-même, l’âme humaine éternelle qui fut créée dans le monde des raisons séminales et avec qui, dans son monde à elle, le Seigneur des mondes échangea question et réponse, quand l’être humain investi du verbe proféra sa profession de foi au Seigneur des mondes et que l’âme fut ainsi promue comme « âme parlante », — cette âme, dis-je, ne vient pas elle-même, « en personne » et « matériellement », dans ce monde des matières accidentelles et temporelles. Ce qui « vient en ce monde », c’est sa silhouette, son image, son ombre projetée, comme te l’ont suggéré les comparaisons déjà données ci-dessus. La disposition divine est constante dans tous les cas. Le visible, l’extérieur, l’exotérique, est le frontispice de l’invisible, de l’intérieur, de l’ésotérique, et dans toute la création divine il n’y a pas d’écart à cette règle.

Pour peu que l’on se rende attentif aux implications du thème, notre propos se fera mieux comprendre. Que nous parlions de reflet, de silhouette, d’image ou d’ombre — et tous ces termes techniques, nous les relevons soit dans le Livre de Dieu, soit dans les traditions de nos Imâms — ou bien que nous parlions de lumière, ce que nous entendons toujours sous ces termes, c’est une opération de l’âme humaine. Chaque essence, chaque substance, comporte un mode d’opération qui lui est propre ; bien entendu aussi, cette essence, cette substance, comportent une certaine perfection et une certaine qualification. C’est qu’en effet chaque chose est créée par une volonté divine ; elle est cette volonté. Or la volonté divine comporte perfection ; aussi toutes ces volontés que sont les choses créées, postulent-elles la perfection.

Or, la perfection de chaque chose, c’est de se dépasser soi-même, déborder de soi-même, se « transgresser » soi-même, pour se propager, pénétrer dans d’autres lieux, de même que l’embrasement de la lampe est la surabondance de son être et de sa perfection. Sa perfection, c’est sa lumière ; cette lumière, c’est l’acte opéré par son embrasement, car l’embrasement est générateur de lumière. Chaque chose comporte donc un certain mode de perfection et d’opération. Finalement sa faiblesse et son intensité en perfection dépendent, pour chaque chose, de sa plus ou moins grande proximité de l’Être divin qui est le principe et foyer de toutes les perfections. Plus elle en est proche, plus grande est sa perfection et plus puissante sa capacité de pénétrer, de se propager et de se diffuser dans le reste des choses. Plus elle est éloignée de ce foyer et des suprêmes Archétypes, plus sa perfection diminue, plus son opération s’affaiblit, et plus diminue avec elle sa capacité de pénétrer, de se propager, de se diffuser, d’agir une activité quelconque.

Les philosophes comprendront sans difficulté notre pensée. Mais peut-être n’est-il pas inutile qu’à l’intention des débutants nous l’illustrions encore par une comparaison. Prenons, par exemple, le Feu invisible ; c’est une substance éternelle, une Forme d’entre les Formes supérieures. Au moment même où il arrive à la surface de la matière temporelle et où, devenue sa partenaire, cette masse fumeuse s’embrase, voici que se manifeste la modalité caractéristique du Feu. Car il « transgresse » aussitôt les limites de cette matière accidentelle et fumeuse ; il commence à se propager et à se répandre jusque-là où il a la force d’agir et de se répandre. Et de quelque feu qu’il s’agisse, quelle que soit la matière qui l’alimente — huile végétale, naphte, broussailles — quelle que soit la matière d’où transparaisse son éclat, que ce soit du métal ou une matière astrale, comme pour la lune et les astres, ou bien la matière incandescente solaire, chaque fois il répand une lumière proportionnée au rang et degré de ces « matières ». Mais lui- même ne reste pas immobile au lieu où il « a pris » ; il en déborde, le « transgresse », pour communiquer à d’autres sa perfection et son activité. Telle est la modalité propre du Feu qui est l’une des Formes éternelles.

Cependant, il est certaines des Formes éternelles qui ne possèdent pas ce degré de perfection et de vertu opérante, par exemple la couleur noire, ou blanche, ou rouge, ou quelque autre couleur. Car toutes ces couleurs sont des Formes éternelles ; elles « descendent » des « Trésors » secrets des univers supérieurs ; ces couleurs ne sont pas de la matière temporelle ; ce sont des Formes qui se manifestent, s’épiphanisent à la surface de cette matière temporelle. Cependant, après qu’elles se sont ainsi manifestées à la surface de la matière, elles restent fixées, immobiles au même point ; elles ne se propagent, ni ne pénètrent, ni ne se font sentir plus avant, parce qu’en elles-mêmes elles sont faibles et déficientes. Telle couleur propre à telle matière n’échappe pas aux limites de celle-ci, ne « transgresse » pas cette matière, à moins que quelque perfecteur venant parachever cette Forme, celle-ci n’apparaisse alors douée de force expansive. Il se peut, par exemple, qu’une lumière vienne frapper telle ou telle couleur donnée, par exemple un verre de couleur rouge, et relève la rougeur de ce verre ; qu’on le déplace, il emporte cette couleur avec lui. La chose est possible, certes, mais ce n’est pas à dire que la couleur rouge, elle, se soit propagée et communiquée d’un point à un autre ; elle ne laisse pas d’être fixée à la même surface de cette matière rouge.

Les exemples qui viennent d’être allégués peuvent dans une certaine mesure éclairer le thème qui nous préoccupe ici. Dans l’ensemble des Formes éternelles appartenant au Malakût, il y a l’âme humaine, laquelle est au rang des plus magnifiques, sublimes et parfaites d’entre les Formes éternelles ; elle est l’attestation de l’Être divin s’attestant aux autres Formes qui sont imparfaites et inférieures à son rang à elle. Comme l’a dit Hazrat Amîr, le 1er Imâm, la Forme humaine est le plus magnifique garant de Dieu pour ses créatures. Elle est l’attestation de l’Être divin, parce qu’elle est la plénitude qui procède de lui, et elle est la perfectrice des autres Formes ; elle détient le maximum d’activité opérée et d’activité opérante ainsi que la perfection ; et elle est le siège d’énergies multiples.

Bref, le thème ici en question, c’est que les Âmes et les Formes éternelles sont investies, chacune dans sa limite propre, d’une certaine perfection et d’une certaine vertu opérative. Ainsi l’Âme divine, l’Âme totale et éternelle, est investie d’une vertu opérative absolue et universelle, car toutes les opérations produites par les âmes individuelles éternelles sont un effet de cette opération de l’Âme divine. Et cette opération absolue, c’est cela que, dans la terminologie théosophique, on désigne comme un monde : un monde qui à la fois se situe au-dessus de notre monde aux matières temporelles et accidentelles, et au-dessous du monde de l’Âme sacrosainte. Ou mieux dit, c’est un barzakh, c’est-à-dire un intervalle ou intermédiaire entre ces deux univers, un entre-deux, une réalité médiane entre deux réalités : un intermonde. Ce n’est pas un monde autonome, puisqu’il n’est pas substantiel, mais subsiste par l’Âme sacrosainte, pas plus que l’activité de la personne de Zayd ne subsiste comme une chose en soi, mais subsiste par la personne de Zayd, ou que la lumière de la lampe subsiste non pas comme indépendante en soit, mais par la lampe elle-même.C’est donc un monde qui ne peut être considéré comme étant de notre univers matériel, parce qu’il montre à l’égard des matières accidentelles de celui-ci une indépendance, un droit d’origine et un mode de subsistance qui lui sont propres et qui ne dérivent pas de cet univers matériel. Tout au plus les matières de notre monde remplissent-elles par rapport à lui la fonction d’un véhicule, de formes apparitionnelles et de lieux d’épiphanie. Quant à lui, il a sa propre existence permanente, au-dessus de toutes ces réalités matérielles. Il en va de même que pour le reflet manifesté dans un miroir ; cette image est autre que le miroir, elle est distincte de la matière et de la forme de ce miroir. Si le miroir est là, elle y apparaît ; s’il n’est pas là, ta silhouette et ton image n’en continuent pas moins de subsister par ta personne, sans avoir rien à faire avec le miroir. Il en va exactement de même pour le monde du barzakh, pour l’intermonde. C’est un monde qui a sa propre existence en lui-même ; si les matières temporelles et accidentelles de notre monde sont là, le reflet de son image y fait son apparition ; si elles ne sont pas là, il permane en son propre « lieu » et continue de subsister par l’Âme. Simplement il cesse d’avoir une forme d’apparition dans le monde matériel terrestre. Bref, il y a le monde du barzakh, un monde existant et permanent ; il est dans l’invisible, le suprasensible de ce monde-ci ; il est en correspondance avec ce monde, car aussi bien tous les univers dans leur ensemble symbolisent les uns avec les autres.

Dans ce barzakh, cet intermonde, il y a, à l’état parfaitement concret, des Cieux et des Terres, des Éléments, des continents, des mers, des règnes naturels, des humains, des animaux, des plantes, des minéraux, tous correspondant à ceux que nous voyons dans notre monde terrestre. Il faut se guider sur ceci ; si nous voyons ces êtres et ces choses dans notre monde, c’est aussi bien parce que tout ce que nous voyons ici est « descendu » de cet autre univers. Dieu le dit dans son Livre : « Il n’est point de choses dont les Trésors n’existent chez nous, et nous ne les faisons descendre que suivant une proportion déterminée (15:21). » Ces Trésors divins, ce sont précisément les univers supérieurs dont nous traitons ici.

Le premier de ces Trésors, c’est précisément le monde de l’Impératif divin, celui qui met éternellement l’être à l’impératif : « Sois, et il est (2 :111). » Et tout être procède de cet Impératif existentiateur. Le second Trésor est le monde de l’intelligence qui est le monde de la materia consubstantialis, car fut tout d’abord créée la materia prima des êtres et des choses, et ensuite leur forme. Le troisième Trésor est le monde de l’Âme, lieu où se « situent » les Formes imaginales des êtres et des choses. Il a déjà été expliqué comment l’illumination de l’Âme absolue, l’Âme totale, se lève sur le monde, et comment par cette illumination aurorale est existentié le monde temporel. Précisément cette aurora consurgens (ishrâq) et vertu opérante de l’Âme, c’est elle, si on la considère à part et séparément de l’âme, qui constitue le monde du barzakh, l’intermonde. Il arrive en effet que nous désignions parfois celui-ci également comme le monde de l’Âme, à cause de la parfaite ressemblance qui le caractérise par rapport au monde de l’Ævum. Finalement, nous le désignons comme « Âme en projection », ce qui veut dire qu’il est l’image projetée du monde de l’Âme et l’activité opérée par elle. Il l’imite en effet avec une telle perfection qu’on lui en a donné jusqu’au nom, et que l’on désigne ce monde même comme 1’ « Âme en projection ». Tout ce que l’Être divin a constitué dans l’Âme éternelle, l’ombre, l’image et l’apparition en existent dans le monde du barzakh, sans autre différence que celle tenant au fait que le barzakh est dépourvu d’indépendance et d’autonomie : le barzakh, l’intermonde, ne subsiste que par l’Âme du monde, l’Âme célestielle éternelle.

On comprend donc que ce barzakh, cet intermonde, est bien existant ; toutes choses y existent synchroniquement ; il constitue au-delà et au-dessus de notre monde terrestre, dans l’invisible et le suprasensible de celui-ci, un outre-monde. Dans la mesure où il arrive à des Formes d’outre-monde (sowar-e barzakhî) — lesquelles dans la réalité constitutive de leur essence sont des Formes éternelles — de se manifester à la surface des matières accidentelles de notre monde, vous et moi nous pouvons les voir. Mais toutes celles de ces Formes éternelles qui ne font pas d’apparition à la surface de ces matières, restent invisibles et cachées à vos yeux et aux miens. Il est possible, certes, qu’en dehors de vous et de moi, il y ait quelqu’un dont les yeux soient ouverts et qui, ayant meilleure vue que nous-mêmes, voie les Formes de cet autre monde. C’est qu’aucune nécessité n’impose que perpétuellement et à tous les instants les Formes d’outre-monde aient une manifestation et apparition à la surface des matières corporelles accidentelles. Plus encore, il arrive que leur miroir accidentel vienne à être brisé ; cependant la réalité des personnes et des images n’en continue pas moins de subsister en leur propre matière et en leur forme d’outre-monde, sans que leur réalité soit liée à celle des miroirs temporels et temporaires. De même, si votre photographie est mise en pièces, l’image que portait le papier s’évanouit, mais tant que vous êtes vivant, votre image est là partout où vous êtes, sans dépendre de ce papier en particulier. Aucune des formes de cet autre monde n’est effacée des feuillets de l’être, tant que permane ta durée éternelle, l’Ævum, du monde du barzakh. Il est possible que vous et moi n’ayons point l’« oeil d’outre-monde » (chashm-e barzakhi) qui permettrait de les voir ; mais ce n’est nullement là un indice ni une preuve de leur non “existence.

C’est ainsi, par exemple, qu’il arriva à Hazrat Amîr, le 1er Imâm, de stationner en Wâdî al-Salam et de s’entretenir quelque temps avec certaines personnes. « Avec qui vous entreteniez-vous donc ? lui demanda-t-on. — Mais avec un groupe d’Esprits d’entre les adeptes fidèles, répondit-il. » Aussi bien voyons-nous avec quelle fréquence dans nos récits traditionnels (akhbâr) cette question est posée : « Où sont les Esprits des croyants fidèles post mortem ? » Et la même réponse revient toujours : « Dans des corps qui sont à l’image de leurs corps matériels. » Ils existent ; ils ne sont point dissous ; tout au plus ne les voyons-nous pas. Ainsi existent les génies et les Anges ; ils vont à travers notre monde, tout en appartenant à cet autre univers. Vous et moi, nous ne les voyons pas ; mais leur existence est dûment attestée par le texte du Qorân. Ils sont par droit d’origine les habitants de ce monde du barzakh, cet autre monde que nous désignons comme le mundus imaginalis, monde des Formes imaginales. Ils vont à travers notre monde, sans que nous les voyions de nos yeux de chair, mais le Prophète et l’Imâm qui, eux, les voyaient et sont des informateurs sûrs et véridiques, nous notifient leur existence. L’Ange Gabriel « descendit » successivement auprès de tous les prophètes. Le prophète de l’Islam le signale comme se montrant à lui tantôt sous la forme du bel adolescent Dahyâ al-Kalbî, tantôt sous une autre forme. Il en faudrait dire autant de l’existence des génies dont certains témoignages nous rapportent qu’à maintes reprises ils se sont montrés à certaines personnes ou leur ont fait entendre leur voix. Si l’on s’intéresse à cette question, que l’on se réfère au livre Madinat al-ma’âjiz.

De même, sur la foi des déclarations divines et celles du Prophète et des informateurs véridiques, nous affirmons que, dans cet autre univers, le monde des Formes imaginales, il existe des animaux, des plantes, des Éléments, mers, continents, cités, voire paradis et enfer. Les « deux jardins couverts de verdure » auxquels fait allusion le texte qorânique (55:64) sont situés précisément dans ce mundus imaginalis, non pas encore dans le monde du Futurum resurrectionis. Là même dans ce monde des Formes imaginales se trouve le paradis où fut créé Adam, et dont Dieu le fit sortir pour le missionner en ce monde-ci. Ce n’est pas encore le Paradis primordial de la Résurrection future ; car de celui-ci personne ne peut « être mis dehors », et les croyants fidèles y seront in aeternum.

Entrer dans les détails demanderait de nombreuses pages, et ce n’est pas ici le lieu. Notre propos se limite à traiter de quelques-uns des degrés ou plans de ce monde du barzakh ou monde des Formes imaginales. Il arrive à Shaykh Ahmad Ahsâ’î et à l’auteur du « Directoire spirituel à l’usage des Fidèles » de parler du monde de Hûrqalyâ pour rappeler aux hommes la nécessité de l’élévation spirituelle ; il leur faut, leur disent-ils, s’élever jusqu’à ce monde, car c’est là qu’ils peuvent contempler la lumière de leur Imâm, là seulement qu’ils comprennent comment agit suprêmement et se manifeste leur Imâm ; bref, c’est là qu’ils découvrent la haute Connaissance. Lorsqu’ils parlent ainsi du monde de Hûrqalyâ, ce que nos shaykhs ont en vue, c’est bien ce même univers dont nous traitons ici, et dont tant de nos récits traditionnels, par exemple le hadîth de Mofazzal et autres, nous apprennent les manifestations et les modalités, en nous montrant comment les humains y seront rassemblés avec les génies et les Anges, les voyant et s’entretenant avec eux.

Quant au mot Hûrqalyâ, quelle qu’en puisse être l’étymologie, il désigne cet outre-monde dont précisément nous avons décrit certaines propriétés au cours des développements du présent livre. Pour plus de précision, disons que la Terre de Hûrqalyâ est située au plan inférieur du mundus imaginalis, limitrophe de notre monde terrestre et du monde des réalités matérielles. Il nous reste à mentionner certains des versets qorâniques et des récits traditionnels concernant les modalités propres de cet univers, car, on le sait, nos shaykhs n’énoncent rien de leur propre autorité.

Dans la sourate de la Caverne (18:82) il est dit : « Ils t’interrogeront sur Alexandre… Il marcha jusqu’à ce qu’il ait atteint le couchant du Soleil ; et il le vit déclinant dans une eau bourbeuse, auprès de laquelle il trouva établi un peuple. Nous lui dîmes : ô Alexandre ! les châtieras-tu ou les traiteras-tu avec bonté ? — Et il marcha jusqu’à ce qu’il ait atteint le levant du Soleil ; et il le vit se lever sur un peuple auquel Nous n’avions donné aucun voile pour s’en protéger… Et il marcha jusqu’à ce qu’il parvînt entre les deux digues, devant lesquelles il trouva un peuple qui comprenait à peine une parole. Ils lui dirent : ô Alexandre ! voici que Gog et Magog mettent la corruption sur la Terre, etc. »

Il y aurait à mentionner ici de nombreux récits traditionnels en commentaire de ces versets et de quelques autres; traditions qui décrivent allusivement ces univers, les peuples qui les habitent, les religions qui y sont vivantes, comment vivent ces peuples, quels services divins ils pratiquent, quelles sont leurs connaissances, quelles sont leurs croyances, quel est le degré de leur fidélité et dévotion envers les Imâms Immaculés qui sont pour eux les garants de Dieu, comme ils le sont pour l’ensemble des univers; comment enfin la plupart d’entre eux sont des compagnons et auxiliaires de l’Imâm caché qui opérera avec leur aide, et accomplira la consommation finale du monde terrestre. Il faudrait en outre mentionner leur nourriture et leur breuvage, décrire les usages et cérémonials de courtoisie qu’ils observent entre eux, la vénération qu’ils témoignent à leurs Sages, citer certaines descriptions de leurs villes avec leurs édifices, leurs maisons et leurs châteaux.

Aussi bien possédons-nous des traditions qui nous renseignent sur la topographie de cet univers, ses continents, ses mers et ses montagnes, les édifices permanents, les tentes que l’on y dresse, les peuples qui l’habitent. Telles sont les traditions que nous devons à Salmân Pârsî, Abû Dharr, Jâbir et quelques autres compagnons de Hazrat Amîr, le 1er Imâm ; elles ont motivé déjà de longs commentaires. Elles nous apprennent encore que ces peuples ne reconnaissent point pour eux-mêmes d’autre attestation divine que les Imâms Immaculés et rejettent avec exécration tel et tel prétendant abusif. Certes, si nous voulions extraire des Tafsir qorâniques et des recueils de traditions toutes ces informations pour les réunir en un Corpus, nous aurions à écrire un énorme volume. Mais grâce à Dieu ! il s’agit ici d’un thème qui n’est pas l’objet de dénégation chez les savants d’entre les Moslimûn ; on ne récuse pas les traditions ni les versets du Livre ; on s’applique à en comprendre le sens. Certes, ces informations traditionnelles comportent des obscurités et des difficultés dont la science est gardée en trésor chez ceux qui sont les hommes de cette science. Point n’est besoin que nous connaissions la totalité des détails, mais il importe que nous donnions notre assentiment, extérieur et intérieur, à ce qu’ils en ont dit. Nous citerons deux ou trois de ces hadîth.

Dans le Kitâb al-Mobîn, d’après le Bihar al-Anwâr, on lit ce hadîth qui nous vient du 1er Imâm, Alî ibn Abî-Tâlib, par l’intermédiaire de Hazrat Abû ’Abdallah (Ja’far Sâdiq, le 6ème Imâm), de l’auguste père de celui-ci (Mohammad Bâqir, le 5ème Imâm) et de ’Alî ibn al-Hosayn (le 4ème Imâm) : « Le Seigneur possède une cité au-delà de l’Occident que l’on appelle Jâbalqâ. En cette cité de Jâbalqâ vivent soixante-dix mille peuples. Il n’en est aucun parmi eux qui ne symbolise avec quelque communauté d’ici-bas. Ils n’ont pas failli un instant à leur pacte envers Dieu. Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, ils ne manquent jamais d’exécrer les premiers usurpateurs, de se désolidariser d’eux, et d’affirmer leur dévotion d’amour passionné pour les membres de la Famille (ahl-e bayt) de l’envoyé de Dieu. »

Du 2ème Imâm, Hazrat Hasan ibn ’Alî, on rapporte ce propos : « Dieu possède deux cités, l’une à l’Orient, l’autre à l’Occident, au sommet desquelles se dresse une forteresse de fer. Tout autour de chacune de ces villes est une enceinte comportant un million de portes d’or. On y parle soixante-dix millions de langues, chacune différente de l’autre. Ces langues, je les connais toutes, comme je connais ce qui est à l’intérieur de ces deux cités et tout ce qui est compris dans leur intervalle. Elles ne reconnaissent pas d’autre garant de Dieu que mon frère Hosayn et moi-même. »

Enfin je voudrais mentionner le hadîth que mon propre maître rapporte dans son opuscule en réponse à Mîrzâ Sâdiq Khân Pirnia, et qui décrit bon nombre des caractéristiques de cet univers et des cités qu’il renferme. Bien que ce hadîth présente quelque longueur, je tiens à le citer ici précisément à cause de ses descriptions développées concernant ces univers, car il peut y avoir là quelque enseignement utile pour nos frères.

De Mohammad ibn Moslim il est rapporté ceci : « J’interrogeai, dit-il, Abû Abdallah (c’est-à-dire le 6ème Imâm, Ja’far Sâdiq) sur le legs de la haute connaissance. Quelle en est la somme ? Est-ce la compréhension globale de tout ce qui ressortit à cette connaissance, ou bien est-ce l’exégèse explicitant le détail de chacune des choses dont nous nous entretenons ? Il me dit : En vérité, Dieu possède deux cités, l’une à l’Orient, l’autre à l’Occident. Elles sont peuplées d’habitants qui ne connaissent pas Iblis (Satan) ; ils ne savent même pas qu’il a été créé. À chaque instant Nous les rencontrons ; alors ils nous demandent ce dont ils ont besoin. Ils nous interrogent, par exemple, sur la manière de prier ; alors nous les y initions. Ils nous interrogent sur celui d’entre nous qui sera le Résurrecteur (le Qâ’im, l’Imâm caché) nous demandant quand se produira son épiphanie. Il y a chez eux dévotion ardente et assiduité passionnée. L’enceinte de leurs cités est percée de portes ; d’un battant à l’autre de chaque porte il y a une distance de cent parasanges (farsakh). Ils célèbrent des liturgies et des cultes de magnificence, leur invocation et leur effort spirituel sont si intenses que, si vous les voyiez, vous n’auriez plus que piètre estime pour votre propre comportement. Il en est parmi eux qui prient un mois durant, sans relever la tête de leur prosternation. L’hymnologie est leur nourriture ; leur vêtement est jeunesse verdoyante ; leur visage a l’éclat de la lumière matinale. Lorsqu’ils voient l’un de Nous, ils l’abordent par un baiser ; ils se groupent autour de lui, prélèvent la terre gardant l’empreinte de ses pas pour en faire comme une relique. Quand ils célèbrent la Prière, le faux-bourdon de leur psalmodie domine le grondement du vent le plus impétueux. Parmi eux, il est tout un groupe qui n’a pas déposé les armes depuis qu’ils sont dans l’attente de celui d’entre Nous qui sera le Résurrecteur (le Qâ’im), et ils demandent à Dieu de Le leur manifester ; parmi eux il en est un dont l’âge est de mille ans. Lorsque tu les vois, tu ne découvres en eux que douceur, modestie et recherche de ce qui les rapproche de Dieu. Dès que Nous ne sommes pas auprès d’eux, ils craignent que ce ne soit par irritation. Ils donnent tous leurs soins attentifs aux instants où nous venons près d’eux ; jamais ils ne montrent la moindre fatigue ni la moindre tiédeur. Ils lisent le Livre de Dieu, comme nous les avons initiés à le lire, et en vérité il y a dans la doctrine à laquelle nous les initions certaines choses qui, si elles étaient dévoilées aux gens d’ici (c’est-à-dire aux exotéristes et littéralistes non- shî’ites), seraient condamnées et rejetées par ces derniers comme autant d’impiétés. Ils nous interrogent sur toutes les difficultés que leur présente le Qorân, lorsqu’ils ne les comprennent pas. Alors, dès que Nous les leur avons fait comprendre, leur cœur se dilate à cause de ce qu’ils ont appris de Nous. Ils demandent à Dieu pour Nous perpétuité de la durée, et que jamais ne vienne l’instant où ils ne Nous trouveraient plus. Ils savent qu’immense est la grâce que Dieu leur a faite par renseignement auquel Nous les avons initiés. C’est à eux qu’il incombe de se dresser en compagnie de l’Imâm, au jour de la Parousie, pour prendre la tête des chevaliers en armes. Ils demandent à Dieu de les mettre au nombre de ceux qui livrent le combat pour sa Religion en Vérité. Il y a parmi eux des hommes mûrs, et il y a de jeunes garçons. Lorsque l’un de ceux-ci rencontre son aîné, il s’assoit modestement devant lui et attend pour se lever qu’on lui en fasse signe. Ils ont une Voie qu’ils connaissent mieux que personne pour rejoindre le lieu correspondant à l’intention de l’Imâm. Lorsque l’Imâm leur donne un ordre, ils s’y emploient sans relâche, jusqu’à ce que l’Imâm lui- même leur donne l’ordre d’autre chose. S’ils faisaient une incursion sur l’espace compris entre l’Orient et l’Occident, les créatures en seraient anéanties en une heure. Ils sont invulnérables : le feu ne pénètre pas en eux. Ils ont des glaives forgés dans un autre fer que le fer matériel de notre monde. Si l’un d’eux frappait de son glaive une de nos montagnes, il la transpercerait et la ferait voler en éclats. C’est avec des compagnons armés d’un tel glaive que l’Imâm affronte Inde et Daylam, Kurdes et Byzantins, Berbères et Persans, et tout ce qui est compris entre Jâbalqâ et Jâbarsâ, les deux villes situées à l’extrême-orient et à l’extrême-occident. Mais ils n’affrontent les gens d’une religion que pour les appeler à Dieu, au vrai Islam, au tawhîd, à la reconnaissance du message prophétique de Mohammad et de la fonction initiatique des membres de sa Maison. Ceux qui répondent à l’appel sont sains et saufs, et reçoivent l’un d’entre eux comme prince. Ceux qui rejettent l’appel sont laissés pour morts, de sorte qu’entre Jâbalqâ et Jâbarsâ, et sous toute la montagne de Qâf, il ne reste personne qui ne soit un vrai et pur croyant. »

Il existe de si nombreux hadîth du même genre qu’il nous faut renoncer à les produire ici en détail. En citant ceux qui précèdent, notre propos se limitait à illustrer cette thèse : au-dessus de ce monde qui tombe sous nos sens et au-dessous du monde de l’Âme sacro-sainte, il existe des univers que dans la terminologie traditionnelle de nos Imâms on désigne, en les considérant comme un ensemble, sous le nom de monde du barzakh et monde du Retour. Au plan inférieur de cet ensemble d’univers, celui qui est contigu à notre univers matériel, il y a cet univers que l’on appelle mundus imaginalis, monde des Formes imaginales. Dans la terminologie théosophique des Anciens, c’est ce même univers que l’on désigne sous le nom de Hûrqalyâ, c’est-à-dire l’autre monde. Ce monde est exactement l’image de ce monde-ci, sans différence, comme le montrent les descriptions explicites que donnent nos traditions et les preuves que les théosophes, en particulier nos propres shaykhs, ont établies en prenant appui sur les versets qorâniques et nos traditions. Ils ont en effet montré que ces univers ressemblent et correspondent à cet univers-ci qui est le monde du phénomène sensible. Toutefois il y a cette différence, c’est que notre univers sensible est celui des accidents éphémères ; l’altération des formes et des matières s’y aggrave de jour en jour, d’heure en heure, ou plutôt d’instant en instant survient quelque altération.

En revanche, dans ces univers supérieurs et éternels, où matières et formes ont une réalité essentielle et où il n’est rien d’accidentel, aucune altération ne survient. Parce que matière et forme y ont une réalité essentielle, elles restent perpétuellement conjointes, sans pouvoir ne se dissoudre ni être dissociées. Là même il n’y a ni temps passé ni temps à venir, ni matin ni soir à la façon de notre monde. Par le fait même, la mort y est inconnue. Chaque être, chaque chose, y persiste avec sa forme éternelle. Paradis et peuple du paradis sont éternels, à jamais vivants, de même que le peuple de l’Enfer s’éternise en sa géhenne. Tous persistent en l’identité de leur forme ; jamais dans cet univers éternel un adepte fidèle ne peut devenir un impie, ni un impie se métamorphoser en adepte fidèle ; c’est en ce sens qu’ils ne sont plus soumis aux obligations de la Loi, aux servitudes des œuvres, à l’acquisition de mérites. Tout y est donc diffèrent de notre monde où il est possible que le fidèle devienne un impie et inversement, où il arrive que le noir devienne blanc, que le blanc devienne vert, etc.

Cependant, dans les intermondes qui précèdent ces univers supérieurs, c’est-à-dire dans les mondes du barzakh, les mondes de Hûrqalyâ, la situation est intermédiaire. Elle n’est point pareille à celle de notre monde du phénomène sensible, où rapidement et à chaque instant, formes et matières s’altèrent et disparaissent. Elle n’est point non plus fixe et permanente comme celle des univers supérieurs, permanents et perdurables. C’est un entredeux, un « intermonde » justement. Sans doute est-ce chose difficile à percevoir et à comprendre pour celui qui n’en possède pas l’organe de perception et de compréhension. La durée illimitée de ces univers du barzakh comporte des gradations également sans limite, qui ne sont pas à la mesure de ce monde-ci. Fréquemment nos traditions interprètent la durée de ces mondes en parlant de millénaires. Elles nous apprennent que dans ces mondes l’adepte fidèle voit croître sa postérité jusqu’au chiffre de mille enfants ; certaines donnent même un chiffre supérieur. En fait, ce que veulent suggérer ces expressions en symboles, c’est un ordre de grandeur qui n’est plus à notre commune mesure. Les jours et les années y diffèrent de nos jours et de nos années terrestres accidentelles, qui se succèdent en prenant la place les uns desautres. Les moyens de comparaison nous manquent. C’est tout cela qui sera manifesté aux jours de la Parousie, c’est-à-dire aux jours de l’Épiphanie de l’Imâm, lorsque les Terrestres s’élèveront, seront enlevés dans les hauteurs et deviendront des hûrqalyâvîs, c’est-à- dire des habitants de la Terre de Hûrqalyâ. Alors sera divulgué, avec la connaissance de cet autre monde, ce qu’est le peuple de cet autre monde. L’Imâm régnera sur eux pendant 50 000 ans. Bien des choses de ce genre concernant les caractères de cet autre monde, peuvent être lues dans nombre de nos traditions qui décrivent les circonstances de l’Épiphanie de l’Imâm. Nous ne pouvons entrer ici dans les détails.

Ce que nous donne à entendre cet « enlèvement dans les hauteurs », notre métamorphose en hûrqalyâvîs, en habitants de Hûrqalyâ, c’est précisément à cela que fait allusion en son « Directoire spirituel » le shaykh Mohammad Karîm Khân Kermânî. Et ce n’est nullement qu’il s’agisse d’abandonner délibérément ce monde-ci, de changer présentement le statut et les conditions du corps organique composé d’éléments terrestres. Non, c’est dans ce monde même où nous cheminons présentement, que nous arrivons là-bas, de la même manière que parmi les Compagnons du Prophète il en était quelques-uns qui y étaient arrivés. C’est un hadith bien connu que celui où Zayd ibn Haritha raconte qu’un jour dans la mosquée il déclara en présence du Prophète : « Voici que je vois le paradis et les habitants du paradis, la géhenne et le peuple de la géhenne ; mes oreilles en perçoivent les gémissements. » Et le Prophète de confirmer sa sincérité en lui disant : « Demeure en ta certitude. »

Pour abréger, je n’ai pas cité ici verbatim ce hadîth, mais nombreuses sont celles de nos traditions qui peuvent nous servir de guides pour ce thème. Celle-ci par exemple. Sa Sainteté l’Imâm Hasan ’Askari (le 11ème Imâm) était retenu prisonnier dans le caravansérail des indigents, qui était particulièrement le séjour des miséreux et des mendiants. Un des Compagnons parvint jusqu’à lui pour lui rendre ses devoirs. Avec une tristesse indignée il lui dit : « Toi, le garant de Dieu sur cette Terre, tu es retenu prisonnier dans le caravansérail des mendiants ! » Mais Sa Sainteté l’Imâm fit un signe avec sa main et lui dit : « Regarde ! » À ce moment même le dévoué fidèle vit autour de lui des jardins, des parterres de fleurs et des courants d’eau vive. Ravi d’émerveillement, il entendit le saint Imâm lui dire : « Partout où Nous sommes, il en est ainsi. Non, Nous ne sommes pas dans le caravansérail des mendiants. » Et dans le traité que j’ai cité plus haut, mon propre maître, après avoir rapporté ce hadîth, déclare : « Comme l’a excellemment observé Shaykh Ahmad Ahsâ’î, l’Imâm était en Hûrqalyâ, tout en étant visible et manifesté en ce monde-ci. Ce que donne à comprendre le hadîth, ce n’est point que l’Imâm ne possédât pas un corps terrestre, mais c’est qu’il avait une force spirituelle capable de lui rendre invisible ce monde et de le rendre lui-même présent au monde supérieur. Et c’est ce qu’il formula en disant : « Nous ne sommes pas dans le caravansérail des mendiants. »

Quant aux Imâms Immaculés et à Sa Sainteté l’Imâm de notre temps — que Dieu hâte la joie de sa venue — dont le rang surpasse tout autre rang concevable, ils ne cessent d’être éternellement dans les univers supérieurs, tant au cours de la vie qu’ils ont passée sur terre que dans leur existence post mortem. Bien plus, ils sont l’attestation divine, les garants de Dieu pour les peuples de ces univers supérieurs. Ces derniers ne reconnaissent pas d’autre garant de Dieu en dehors d’eux. Ce qui nous est enseigné par-là, c’est qu’il incombe au reste de la communauté, à ses membres terrestres, d’atteindre à ce point de vue, à ce plan spirituel. C’est précisément ce que signifie « monter », être enlevé dans les hauteurs. Il ne s’agit pas du tout de « s’envoler » et d’arriver quelque part dans le Ciel. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille exitus physique de la mort pour vous enlever à ce monde terrestre élémentaire, objet des perceptions de nos sens, et vous faire atteindre à cet autre monde. Non, il s’agit de mourir en esprit, d’une mort volontaire. Il s’agit, tout en étant dans ce monde-ci, de parvenir là-bas. Y atteignent ceux dont les yeux s’ouvrent à cet autre monde. Bien entendu, il n’y a nulle objection contre le fait d’interpréter comme une mort cette expérience intérieure et cette connaissance vécue. Mais c’est une mort qui n’est nullement incompatible avec la continuation de la vie terrestre, et c’est à cela même que font allusion de nombreuses traditions, celle-ci par exemple : « Sachez mourir avant d’être morts ; sachez régler vos comptes avant d’être appelés à rendre compte. » C’est une mort dont la signification est de vous rendre absent à ce monde terrestre, en vous rendant présent à l’outre-monde, futurum Resurrectionis. Mais il n’y a là nulle incompatibilité avec la continuation de la vie terrestre.

Tel fut précisément en permanence l’état intérieur des saints Imâms ; et tel est l’état qui chez leurs parfaits Amis, les « shi’ite parfaits », est éprouvé par chacun d’eux en fonction de son rang spirituel, soir comme une expérience durable et permanente, soit comme un état qui se fait sentir par instants privilégiés. C’est que leur mode d’être est à la disposition de l’imâm ; quelque état intérieur que l’Imâm puisse désirer en eux, il le suscite en eux. Leur cœur reste à la disposition de l’Imâm. Et c’est cela même en quoi consiste l’approche du jour de la Parousie, de l’Épiphanie de l’Imâm. Cette approche implique que cette aptitude aille sans cesse en croissant, au point de devenir celle de la majorité des humains. Car cela voudra dire que les yeux des humains s’ouvrent enfin au monde de Hûrqalyâ et y contemplent, là même existantes, la lumière et la splendeur royale de leur Imâm.

Car ce que signifie l’Épiphanie de l’Imâm, c’est précisément cela. Y a-t-il un seul shi’ite qui puisse admettre que l’Imâm de ce temps — que Dieu hâte la joie de sa venue ! — soit présentement destitué de son sacerdoce initiatique universel, de son charisme royal s’exerçant sur la totalité des atomes du monde visible ? destitué de la prérogative sacrée du khalifat divin, alors même que d’autres s’en sont emparés ? Loin de là. Nous tous, shi’ites, nous savons très bien que dès aujourd’hui l’Imâm est l’Imâm, avec toutes les prérogatives de l’Imâmat. Vous et moi, nous ne voyons pas des yeux de notre corps cette splendeur royale, cette dignité seigneuriale, ce pouvoir surnaturel. Mais l’Épiphanie de l’Imâm se produit pour nous au moment même où nos yeux s’ouvrent au monde de Hûrqalyâ, et où nous contemplons, dans la totalité des univers, l’épiphanie de la majesté royale de l’Imâm.

Lorsque le vénéré Shaykh Ahmad Ahsâ’î, et tous nos shaykhs avec lui, répètent que dès aujourd’hui l’Imâm est visible pour eux et contemplé par eux en Hûrqalyâ, le sens caché d’un tel propos c’est que, dès maintenant, pour ceux qui appartiennent au monde de Hûrqalyâ, l’Imâm est reconnu comme investi de l’Imâmat, de la dignité seigneuriale et de la splendeur royale. Oui, ils le reconnaissent et lui vouent leur fidélité. Mais en ce monde-ci, en fait, il ne peut être perçu par les sens de gens comme nous, et nous ne le voyons pas. Non pas que l’Imâm ne soit pas là, en notre monde. Il y est, certes. Mais il en va de sa présence en ce monde comme de la présence de Joseph parmi ses frères. Joseph était là, à côté d’eux, et malgré cela ils ne le reconnaissaient pas, tout comme nos traditions nous informent qu’il en est dans le cas de l’Imâm. Et tant que Joseph ne se fut pas lui-même déclaré, ses frères ne le reconnurent pas. Le cas est ici le même. Tant que l’Imâm ne se déclare pas, nous ne le reconnaissons pas ; nous restons des inscients et des inconscients. Mais il ne pourra se déclarer qu’au moment où nous-mêmes précisément, nous aurons la capacité de le reconnaître, au moment où nous aurons réalisé, avec ses conditions, l’aptitude à cette conscience spirituelle, c’est- à-dire lorsque nous aurons ouvert l’œil capable de connaître l’Imâm (chashm-e imâm-shanâs, litt. « l’oeil imâmognostique ») et que nous aurons éveillé nos sens d’hommes de Hûrqalyâ (litt. « nos organes de perception hûrqalyâvî »). Alors, oui, à ce moment-là nous verrons que tout le domaine visible est le domaine de l’Imâmat et du message prophétique, et que la dignité seigneuriale, le charisme royal et l’épiphanie appartiennent à l’Imâm.

Et c’est en vivant expérimentalement cet état que nous voyons et comprenons comment le soleil de l’existence sacrosainte de l’Imâm se lève à l’Occident, ce qui veut dire le lieu et le moment où le monde présent achève son déclin. Il ne faut jamais oublier le sens vrai, lequel est le sens spirituel. Il faut comprendre que notre monde ne possède en soi ni « orient » ni « occident », pas plus que le soleil n’a de « lever » ni de « coucher » ; sa révolution sur son orbite est notre propre révolution, à nous-mêmes. Chaque fois que nous nous détournons de ce monde et progressons spirituellement vers l’autre monde, à chacun de ces moments le monde terrestre incline au couchant, tandis que la lumière de l’autre monde se lève à l’Orient. Ce qu’il faut entendre ici par « Orient » et par « Occident », c’est l’Orient et l’Occident au sens vrai, c’est-à-dire l’Orient et l’Occident spirituels, indifférents aux points cardinaux de l’espace sensible, non pas l’Orient et l’Occident métaphoriques, ceux de notre géographie. Un soleil donc « qui se lève à l’Occident » annonce l’heure du « couchant », le déclin définitif de ce monde. Et cette lumière qui se lève, c’est l’existence sacrosainte de l’Imâm. Que l’on soit très attentif aux significations spirituelles de semblables propositions. Je ne suis pas un spécialiste de l’herméneutique des symboles, mais c’est selon leurs significations spirituelles que je comprends et interprète les paroles de Dieu, du Prophète et des saints Imâms, dont l’éminence est telle qu’elle exclut des déclarations et des intentions dont le sens spirituel ne s’imposerait pas.

En conclusion, Hûrqalyâ c’est le mundus imaginalis, le monde des Formes Imaginales. Si tu peux détourner ton regard de ces réalités matérielles temporaires, élémentaires, en voie de changement perpétuel, pour n’en contempler que la Forme même, la pure Figure, la Forme imaginale qui subsiste avec et par sa propre matière et sa propre forme, à la façon de l’image de Zayd dans le miroir, alors à ce moment-là et dans la mesure de ta capacité personnelle, tu auras contemplé le monde de Hûrqalyâ. Tu te seras élevé au-dessus de ce monde du phénomène sensible ; tu auras perçu et contemplé l’image éternelle, la Forme pure et la lumière de ton Imâm, comme une Image primordiale recouvrant tout l’horizon de ce monde et tout ce qui se trouve compris entre Jâbalqâ et Jâbarsâ. Tu comprendras alors pourquoi en fait nul autre que lui ne gouverne ni ne décide, et comment tout et tous ne font qu’exécuter son ordre. Tu percevras toutes les activités et toutes les opérations comme dominées par cette Forme imaginale et dépendant en permanence de l’Imâm. Tu comprendras comment, s’il arrive que l’archer lance sa flèche et tue sa malheureuse monture, c’est l’Imâm qui aura lancé la flèche et immolé la monture.

Certes, à quiconque n’est pas initié à la gnose, la perception de ces significations cachées est chose extrêmement difficile. Je ne puis en dire plus ici en manière d’éclaircissement, car mon propos se limitait à entrouvrir un bref aperçu sur le monde de Hûrqalyâ.

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