Source : https://www.youtube.com/watch?v=KlPizrvKZP4
Cette série de discussions s’intitule « Dissiper les ténèbres de l’exagération (ghulūw) [0] à la lumière du Coran, de la sunna prophétique et des enseignements authentiques des Ahl-l-Bayt ».
Ce qui a principalement motivé la création de cette série est cette déclaration répétitive que nous retrouvons tout au long de cette œuvre volumineuse de l’éminent savant chi’ite et spécialiste de l’étude de la biographie des transmetteurs de traditions (`ilm al-rijāl) du 14ème siècle de l’hégire, l’Ayatollah Abdallāh Māmaqānī, auteur de l’encyclopédie intitulée Tanqīḥ al-maqāl fī aḥwāl al-rijāl de 39 volumes sur cette même discipline. Force est de constater qu’elle n’est pas suffisamment étudiée par les gens ni prise au sérieux par d’autres savants chi’ites.
Dans cette encyclopédie, il répète de manière fréquente une remarque, même s’il le fait de façon très franche, amicale et en donne un aspect factuel. Ce fait dont il souligne l’importance, encore et encore, est très simple et évident pour quiconque ayant pris la peine d’étudier les origines, l’évolution et le développement de la secte chi’ite, à travers sa longue et tumultueuse histoire. Cependant, cela n’est pas très connu des gens et pourrait même leur surprendre au point de les choquer, mais ce fait est connu dans le cercle académique et n’est même pas contesté au sein du séminaire religieux traditionnel (hawzā). L’Ayatollah Abdallāh Māmaqānī dit sous la partie intitulée Al–Fawa’id al–Rijaliyya : « Certes, la majorité de ce qui est considéré aujourd’hui comme faisant partie des croyances fondamentales (non-négociables) de l’école (maḏhab) chi’ite duodécimaine, en particulier tout ce qui est relatif aux attributs et aux descriptions des imāms des Ahl-l-Bayt [1] était considérée pendant la période classique du chi’isme comme de l’exagération et comme de l’hérésie [2]. » [Volume 2, Page 305].
Ce qui semble intéressant et remarquable c’est que cette remarque a été faite par une personne estimée du public et reconnue pour ses compétences, de tendance traditionnelle et antiréformiste. L’Ayatollah Abdallāh Māmaqānī ne peut, d’aucune façon, être considéré comme un ennemi du chi’isme ni pourrions-nous lui coller cette étiquette sans que nous ne soyons tournés en ridicule. Ce qui ressort de manière assez claire c’est qu’il ne peut pas être considéré comme un réformiste puisqu’il n’en était pas un. Il était l’enseignant d’un des meilleurs savants chi’ites comme l’Ayatollah Shahāb l-Dīn Mar`ashī Najafī, il a été salué par Āqā Bozorg Tehrānī l’enseignant de l’Ayatollah Ali Husseinī al-Sīstanī. Et la preuve la plus évidente qu’il était contre toute réforme et qu’il cherchait à se contenter du chi’isme hérité du passé récent est la clarification qu’il a donnée concernant la déclaration ci-dessus qu’il a fourni dans son travail encyclopédique.
Il dit : « Nous avons attiré plus d’une fois l’attention sur le fait que lorsque les savants de la période classique, en particulier ceux de Qom, accusaient d’exagération (ghulūw) un rapporteur de traditions, il ne fallait pas en tenir compte [d’une telle accusation]. Puisque croire en ce qui, aujourd’hui, est considéré comme croyances fondamentales de l’école chi’ite, en ces temps anciens était considéré comme exagération. Ils jugeaient, par exemple, que le fait de nier que le Prophète ou les imāms pouvaient commettre des erreurs ou oublier (sahw) faisait partie des exagérations, alors qu’aujourd’hui la situation est inversée. La personne qui ne rejette pas l’idée du sahw, ne peut être considérée comme un vrai chi’ite. [Citant] Fāḍil al-Ḥāʾirī [qui dit], les religieux de Qom qui accusaient quelqu’un d’exagérateur ou l’excommuniaient de la ville, ne suffit pas à prouver que cette personne exclue n’était pas digne de confiance. Et la raison en est que selon les critères de ces religieux de Qom, les savants d’aujourd’hui seraient des exagérateurs, et si l’un d’eux venaient à rencontrer nos savants chi’ites de Qom, ils l’auraient expulsé de la ville. [3] » [Volume 1, Page 334].
Plus nous irons en profondeur dans l’étude du chi’isme, plus nous constaterons qu’il ne s’agit pas uniquement d’une divergence entre les savants de la période classique et les savants contemporains, mais que des savants de la période tardive comme Sayyid Baḥr al-`Ulūm al-Ṭabāṭabāʼī al-Najafī, décédé en 1298 de l’hégire qui avait déclaré au sujet des croyances qui sont populaires de nos jours qu’elles sont manifestement une preuve de mécréance et de blasphème, par exemple celles qui font partie de la wilāyat l-takwīnīya c’est-à-dire que les imāms des Ahl-l-Bayt peuvent donner la vie et la mort, subvenir aux besoins quotidiens des croyants (rizq) avec la permission de Dieu ; même si nous affirmons que tout ceci n’est possible qu’avec la permission de Dieu, d’après Sayyid Baḥr al-`Ulūm cela relève toujours de la mécréance car nous avançons des conjectures sur Dieu pour lesquelles il n’y a aucune preuve évidente. L’extrapolation à partir des miracles des temps passés n’est pas une analogie valable puisqu’il s’agit de miracles qui se sont produits dans le passé. Nous ne pouvons les utiliser comme base pour spéculer sur des évènements du futur. Par exemple, le Prophète `Isā pouvait faire revenir à la vie une personne décédée avec la permission de Dieu, mais ce miracle ne suffit pas à l’appliquer à une autre personne, par analogie. Il est nécessaire d’avoir une preuve indépendante et différente pour cette personne qui ne serait pas le Prophète `Isā.
Sayyid Baḥr al-`Ulūm dans son Al-burḥān al-qāṭi` fī sharḥ l-mukhtaṣar al-nāfi` fī al-fiqh qui est un commentaire du Al-mukhtaṣar al-nāfi` fī al-fiqh de `Allāmah al-Ḥillī dit la chose suivante, citée par l’Ayatollah al-Mīrzā Mūsā al-Iskūnī dans son Iḥqāq ul-ḥaqq : « Qu’il (lui, il) croit en la mécréance de quiconque qui prétend que les imāms des Ahl-l-Bayt peuvent donner la vie et la mort, subvenir aux besoins avec la permission de Dieu car il n’y a nullement une telle permission qui a été émise par ce dernier et il n’y a aucune preuve pour cela [4]. Et ce qu’il considère comme de la mécréance fait aujourd’hui partie des fondements de l’école chi’ite duodécimaine : la croyance est que tout ce que les imāms font, ils le font avec la permission de Dieu. Ainsi, Sayyid Baḥr al-`Ulūm déclare quiconque ayant de telles croyances, faisant la promotion de telles croyances ou affirmant de telles croyances, comme mécréant ; croire que ces croyances rendent mécréante une personne fait partie des fondements de l’école chi’ite. »
Il existe manifestement deux écoles de pensée au sein de la secte chi’ite duodécimaine, l’une qui considère la wilāyat l-takwīnīya et toutes croyances surnaturelles attribuées aux imāms des Ahl-l-Bayt comme de la mécréance, l’autre considère ces mêmes croyances comme fondamentales et essentielles à la voie du chi’isme duodécimain. Il s’agit ici d’un dilemme théologique pour le chi’ite lambda puisqu’il est question des articles de foi (ʿaqīda) dans le chi’isme, pour lesquels l’imitation aveugle (taqlīd) est strictement interdite (harām). En d’autres termes, il est nécessaire que chacun poursuive ses propres recherches sur cette question relative à la foi chi’ite. Si une partie des savants prétend que ces mêmes croyances sont représentatives de la mécréance, tandis qu’une partie nie leur nature mécréante, cela nécessite une enquête et c’est l’objectif que nous nous donnons dans cette série.
L’Ayatollah Abdallāh Māmaqānī reconnaît cette double tendance des savants chi’ites tout au long de son ouvrage encyclopédique. Par exemple, dans l’introduction sur la biographie de Muʿallā b. Khunays il dit : « Certes, ce qui est considéré aujourd’hui comme croyances fondamentales de l’école (chi’ite) sur les caractéristiques des imāms (des Ahl-l-Bayt), avoir ces mêmes croyances dans le passé était considéré comme exagération (ghulūw) et déification au-delà de ce qui est licite. Des narrateurs (de hadiçes) dignes de confiance ont été marginalisés et déshonorés pour avoir entretenu de telles croyances. » [Volume 3, Page 230]. De même, dans la fiche biographique de Muḥammad b. Sinān il dit : « Nous avons répété à maintes reprises que nous ne pouvons pas nous fier aux savants de la période classique quand ils marginalisaient des narrateurs (de hadiçes) pour exagération. » [Volume 3, Page 125].
Pourtant, l’islam chi’ite est un héritage de ces mêmes savants de la période classique et sans eux nous n’aurions pas grand-chose à suivre. Comment dans ce cas, pouvons-nous ne pas tenir compte de leurs témoignages concernant les narrateurs accusés de déviation pour avoir entretenu des croyances exagérées ? L’Ayatollah Abdallāh Māmaqānī répond à cette interrogation de la manière suivante : « Tout ce qui a été considéré comme nécessaire à l’école chi’ite aujourd’hui était considéré comme exagération par les savants de la période classique, en particulier la question du rang des imāms. Selon leur définition, aujourd’hui nous serions tous des exagérateurs (ghulāt). » Il continue par une solution ingénieuse en demandant d’ignorer ces mêmes savants de la période classique. Il s’agit, en d’autres termes, d’être sélectif avec ce qui nous arrangerait et de rejeter ce qui poserait un problème à nos croyances contemporaines. En effet, nous avons besoin des narrations rapportées par ces narrateurs accusés de ghulūw pour faire tenir la doctrine chi’ite, autrement le chi’isme contemporain s’écroulerait. La question est de savoir si une telle solution peut être considérée comme pertinente étant donné que ces savants de la période classique avaient vécu en des temps contemporains des imāms des Ahl-l-Bayt et possédaient un savoir incomparable hérité de ces derniers.
Dans le volume 6 de cette même encyclopédie, l’Ayatollah Abdallāh Māmaqānī écrit, après avoir cité une déclaration de Ibn al-Ghadāʿirī : « Au temps des savants classiques, l’accusation de ghulūw était attribuée aux narrateurs pour des raisons futiles. Cependant, tout ce en quoi nous croyons aujourd’hui serait considéré comme ghulūw dans les périodes contemporaines des imāms et de celles des savants classiques. » Cette révélation sur nos croyances relatives au rang des imāms doit nous ébranler (dans nos convictions) car elle suppose que celles-ci sont marquées de déviation.
Cette divergence entre les savants de la période classique et ceux contemporains est reconnue par bien des savants, en particulier par Sayyid ‘Alī al-Burujardi qui dans son Tarā’if al Maqāl écrit la chose suivante : « Il est apparent que les croyances des savants de la période classique étaient différentes. Parfois, selon eux certaines croyances étaient considérées comme ghulūw et kufr, qui ne l’étaient pas par les savants postérieurs à eux les considérant comme une obligation. » [Volume 2, Page 356]. Nous devons reconnaître qu’il existe une guerre de l’ombre sur les croyances chi’ites entre les savants de la période classique et les savants contemporains qui ont hérité du chi’isme post-safavide. Ces derniers, sans aucune analyse critique, ont dilué la plupart des croyances et pratiques des ghulāt, des mufawwiḍa et de la shaykhīyya dans le chi’isme contemporain.
Pour le chi’ite moyen, la question centrale est celle-ci : qui dois-tu suivre ? Le Coran, la sunnā établie, les enseignements vérifiés des Ahl-l-Bayt et les savants de la période classique ou bien, le chi’isme populaire contemporain qui s’oppose et entre en contradiction avec le chi’isme du passé.
Dit autrement, quel chi’isme devons-nous suivre : celui de la période classique ou celui de l’époque moderne ?
[0] Shaykh Husayn Khechin (2022). Shī‘ah wa-l-ghulūw (الـشيـعـة والـغـلـو). Mu’assasat al-Intishār al-‘Arabī [Beirut, https://al-khechin.com/article/688].
[1] Les croyances considérées comme centrales à notre époque dans le chi’isme duodécimain pour pouvoir reconnaître si une personne est chi’ite ou ne l’est pas.
[2] Les idéologies extrémistes et déviantes.
[3] Les études en `ilm al-rijāl montrent que certains narrateurs étaient connus pour leur exagération et étaient expulsés de la ville de Qom, accusés de fabriquer des traditions ou de narrer des traditions fabriquées en les attribuant aux imāms des Ahl-l-Bayt. Ces personnes mettaient en péril les croyances des gens et les incitaient à des pratiques incorrectes. Selon les critères des savants religieux de la période classique qui vivaient à Qom et qui étaient contemporains des imāms des Ahl-l-Bayt, les croyances actuelles des savants chi’ites sur les imāms (les pouvoirs surnaturels qu’ils leur attribuaient etc.) auraient été considérées comme du shirk, du kufr et du ghulūw ; du blasphème et de l’hérésie.
[4] Selon Sayyid Baḥr al-`Ulūm, attribuer quelque chose à Dieu sans aucune preuve est de la mécréance et c’est ce que les mécréants et les polythéistes faisaient.
Biographie de l’auteur
Dr. Syed Ali Hur Kamoonpuri a un doctorat en Langue et Littérature Arabe de l’Université Aligarh Muslim en Inde. Sa thèse de doctorat rédigée en langue arabe est intitulée « The contribution of Ibn Abil Hadeed al-Madaini (d. 656 AH) to Arabic Language and Literature ». Il occupe un poste de professeur adjoint dans cette même université.