Source : http://www.uga.edu/islam/sachedina_silencing.html
Résumé de l’article : Cet article revient sur un épisode marquant de la fin du vingtième siècle, qui avait opposé l’Ayatollah Sistani au Dr. Abdulaziz Sachedina, un universitaire chi’ite duodécimain américain. L’auteur, censuré et mis au ban de la communauté des Khojas Shia Ithna Asheri, revient sur sa rencontre avec l’Ayatollah Sistani qui a duré, en tout et pour tout, trois heures et dix minutes. Un temps suffisant pour le décréter persona non grata via un décret religieux officiel. Le contenu de l’article met en lumière les défaillances de l’institution religieuse de la marja’iyya, telles que perçues par l’auteur et dessine un portrait peu flatteur de l’Ayatollah Sistani. Pour la majorité des chi’ites, l’Ayatollah Sistani est une figure symbolique et une source d’imitation religieuse incontournable, mais peu sont ceux qui s’aventurent à le critiquer sur ses positions. Poussés par le sensationnalisme de son appel contre Daesh en 2014, où les conditions socio-économiques irakiennes de cette mobilisation ont été occultées en faveur de la mise au-devant de la scène de celui qui est connu comme la « conscience irakienne », ou par sa récente rencontre avec le Pape François en 2021 à Najaf pendant laquelle des leçons de fraternité ont été distribuées au monde entier, les chi’ites dans leur majorité semblent ignorer les coulisses de ce que nous pourrions nommer « la fabrique et l’entretien de la figure du marja’ dans le chi’isme duodécimain ». Il devient nécessaire de comprendre les dessous de la machine impérialiste religieuse chi’ite, c’est-à-dire la marja’iyya [1]. L’auteur en partageant son ressentiment, décrit un ayatollah qui partage peu les idées de coexistence et de pluralisme religieux, fait montre d’une certaine aversion contre l’Iran et la politique d’ouverture de l’ère Khatami, et surtout soulève la question de sa neutralité aussi bien religieuse que politique [2].
Ce qui suit est un rapport mis à la disposition de tous ceux qui m’ont côtoyé depuis si longtemps et qui ont un droit de savoir sur ce qui en ressort de ma réunion avec l’Ayatollah Sistani, le marj’a de la majorité des communautés Khojas Shia Ithna Asheri (ndt. les chi’ites originaires du sous-continent indien) dans le monde. Très confiant de l’intégrité de l’institution religieuse de la marja’iyya, j’y suis allé avec l’espoir que justice sera faite dans le respect de l’engagement absolu de la religion islamique à ce principe moral. Ce qui se passa au cours de cette réunion de deux jours, totalisant trois heures et dix minutes, dans la cité de l’Imam Ali est à présent rendu accessible aux lecteurs pour qu’ils y prêtent attention et y réfléchissent.
Nous sommes arrivés à Najaf le mardi 18 août 1998. Le mercredi 19 août 1998, Sayyid Muhammad Rizvi [3] fixa un rendez-vous à 9h00 pour rencontrer l’Ayatollah Sistani le jeudi 20 août 1998, en lui faisant également transmettre un classeur bleu contenant les extraits de mes sermons, de mes livres et de mes articles qui étaient considérés par ses collègues et lui-même comme problématiques d’un point de vue de la doctrine (ndt. chi’ite duodécimaine).
En raison de la situation politique assez tendue en Iraq, l’Ayatollah Sistani n’avait pas l’habitude de rencontrer des invités et une réunion spéciale a dû être arrangée. Étrangement, il semblait attendre notre visite. Comme cela fut prédit par toutes les parties concernées, l’Ayatollah Sistani n’avait pas encore reçu (ndt. en main propre) le paquet contenant le classeur et la lettre envoyée par Toronto.
Néanmoins, peu de temps après, Sayyid Muhammad Rizvi a remis le paquet contenant les lettres et le classeur et j’ai moi-même remis trois lettres concernant ma position relative aux affaires de la foi et de la communauté (ndt. chi’ite duodécimaine) de l’Amérique du Nord. Cependant, Sayyid Muhammad Rizvi n’avait pas en sa possession la lettre écrite par Mr. Nazir Gulamhussein, le président de la communauté de Toronto, lequel demandait à l’Ayatollah Sistani de trancher sur le contentieux qu’il y avait concernant mon activité de prêcheur au sein de la communauté. Apparemment, comme il le fut évoqué par Sayyid Muhammad Rizvi, cette sollicitation fut soumise au fils de l’Ayatollah Sistani, afin qu’il écrive une lettre à laquelle son père répondrait. Je lui ai remis ma copie de la lettre du président pour lui faciliter la tâche.
Le jeudi 20 août 1998, Sayyid Muhammad Rizvi, Alireza, mon fils, et moi-même avons quitté l’hôtel Yamana et avons été conduits à Bab al-Qibla du mausolée de l’Imam Ali. Nous avons marché dans une ruelle, Sayyid Muhammad Rizvi s’est arrêté devant une porte indiquant le numéro 18 et a sonné. Nous avons été accompagnés jusqu’à une chambre où nous nous sommes assis à même le sol sur des coussins. C’était la chambre où l’Ayatollah Sistani avait l’habitude de recevoir ses invités. Peu de temps après notre arrivée, vers 9h02, l’Ayatollah Sistani est descendu des escaliers, nous adressa ses salutations et prit place devant nous. Son fils, Muhammadreza le suivit et resta debout près de la porte.
Alireza ouvrit son carnet de notes et commença à rédiger des choses sur notre visite. L’Ayatollah Sistani ouvra la discussion en déclarant qu’il n’était pas en mesure de commenter sur le contenu du classeur. Ces choses n’entraient pas dans le cadre de sa juridiction en tant que marj’a. Cependant, il m’a demandé si j’avais jeté un coup d’œil au contenu du classeur et si j’étais d’accord sur le fait qu’il s’agissait de mes paroles et de mes écrits. Je lui ai répondu que j’avais parcouru le contenu et que ça venait bien de moi. J’ai également précisé que ce qu’il y avait là était objet à interprétation et devait être examiné dans leur propre contexte, c’est-à-dire les différents sujets dont traitaient mes articles et mes prêches. Et c’était particulièrement vraie des extraits de mes prêches donnés à différents moments, y compris mes prêches de Muharram 1998 à Brampton.
Puis l’Ayatollah Sistani a tenu un monologue de quarante minutes qui m’était exclusivement destiné. Il me disait qu’il ne doutait pas de ma foi et qu’il n’était pas en position de me soumettre à un test sur un sujet dans lequel il n’avait aucune juridiction. De plus, il affirma qu’il respectait mon statut d’universitaire mais qu’il existait des éléments problématiques dans le paquet qui lui a été remis et qui le préoccupait directement. Le livre [sur le « messianisme islamique »], a-t-il dit, a été rédigé sous l’influence de l’approche occidentale dite orientaliste de l’Islam et qu’il ne s’appuyait pas sur le Coran ni la Sunna. Et bien que les orientalistes ont rendu un grand service au développement des études sur l’Islam, leurs conclusions n’étaient pas en accord avec les doctrines qui ont été ratifiées dans notre religion (ndt. la secte duodécimaine).
Pour l’Ayatollah Sistani, ce qui était problématique c’était la question du pluralisme religieux et ma manière d’aborder les religions abrahamiques [le judaïsme, le christianisme et l’Islam] comme étant toutes égales en matière de vérité. Une telle interprétation, a-t-il maintenu, allait encourager les Musulmans à se convertir au christianisme ou au judaïsme, car je considérais ces religions abrahamiques comme valides. Par ailleurs, mon interprétation du mot « islam » [dans mes prêches de Muharram 1998] comme n’étant pas le nom d’une religion, mais juste l’acte de soumission n’était pas corroboré par les règles de la grammaire du défini et de l’indéfini en langue arabe.
Tout au long du monologue, je fus surpris de constater que l’Ayatollah Sistani n’avait fait aucune mention de mes propos sur (ndt. l’événement de) Ghadir ou sur la wilayat de l’Imam Ali, pour lesquels Sayyid Muhammad Rizvi avait faits des efforts en transmettant les transcriptions des discussions qui ont eu lieu sur internet et la conclusion finale qui avait été formulée pendant mes prêches de Muharram 1998. Il est important d’avoir à l’esprit que ce fut la question de la wilayat, une conséquence de mon article sur l’Islam dans Encyclopedia of Bioethics, qui fut la principale raison de porter cette affaire auprès de l’Ayatollah Sistani. Force était de constater que l’Ayatollah Sistani avait déjà examiné le classeur préparé à cet effet et qu’il avait également lu ma lettre expliquant l’approche académique de l’étude de la religion.
Puis l’Ayatollah Sistani continua sur le désaccord que j’avais exprimé dans mes prêches de Muharram 1998 concernant la position de l’Ayatollah Khu’i sur la question de l’esclavage. Sayyid Muhammad Rizvi avait transcrit et traduit un extrait assez court de ce prêche pour montrer comment j’avais manqué de respect au défunt marj’a. L’Ayatollah Sistani a précisé que même lui était en désaccord avec son propre professeur, l’Ayatollah Khu’i, sur certaines questions relatives aux principes de la jurisprudence. Cependant, l’Ayatollah Sistani a précisé qu’il s’était retenu de mentionner son désaccord en public, selon les conventions sociales en usage parmi les séminaristes (ndt. de la religion).
Plus tard, quand j’ai eu l’occasion de m’exprimer, j’ai nié toute intention de ma part d’insulter l’Ayatollah Khu’i. Le ton de mon prêche et même mon hésitation à mentionner ce désaccord, ne pouvaient être retranscrits sur du papier, ai-je précisé, montre clairement que mon intention de mentionner la question de l’esclavage s’inscrit dans le contexte des tensions dont nous faisons face aujourd’hui en tant que Musulmans à expliquer à nos jeunes les anciennes pratiques (ndt. du contexte arabo-musulman du 7ème siècle).
À la lumière de mes supposées interprétations douteuses des positions doctrinales chi’ites ratifiées, l’Ayatollah Sistani m’a suggéré de prendre un engagement et de m’abstenir de faire des prêches et de produire des écrits sur des sujets islamiques. Dans cette suggestion, l’Ayatollah Sistani a précisé que le fait d’être son muqallid n’avait aucune importance en quoique ce soit. Le fait que je fasse son taqlid ne devait servir qu’à justifier mes pratiques (ndt. cultuelles), mais que je n’étais pas obligé de le suivre sur la question de la foi. Étant donné qu’il n’avait aucune juridiction sur cette question, cela relevait de ma foi personnelle que de m’abstenir à prêcher ou à écrire sur les questions islamiques.
Après environ quarante-cinq minutes, j’ai interrompu l’Ayatollah Sistani pour lui expliquer mes propos tenus au cours mon prêche de 1988 à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du douzième imam, à Toronto. Une transcription de ces propos faisait partie du classeur. Les propos en question concernaient la capacité d’une femme seule à produire un témoignage authentique sur un sujet, qui semble être clairement en contradiction avec le verset du Coran qui demande qu’il y ait deux témoins femmes pour chaque témoin homme sur la question des dettes contractuelles.
J’ai tenté de lui expliquer le contexte de ces propos tenu au cours de mon prêche eu égard à la Sharia. En particulier, j’ai souligné que le témoignage d’une femme serait tout autant valide et sinon équivalent à celui d’un homme dans le cas où elle est un témoin expert dans son domaine, comme le cas de la grossesse. J’ai également rappelé qu’en Occident, l’Islam est accusé de ne pas accorder à la femme une dignité égale à celle de l’homme et l’exemple qui concerne les règles du témoignage est un cas typique cité pour mettre en évidence une telle inégalité (ndt. entre femmes et hommes). Donc, j’ai poursuivi en disant que dans le contexte de ce prêche, je devais expliquer la position particulière d’une seule femme, en l’occurrence Hakima, la fille de l’Imam Muhammad Taqi, qui fut témoin oculaire de la naissance du douzième imam.
L’Ayatollah Sistani m’a interrompu et a rejeté mon explication, se demandant pourquoi je ne pouvais pas simplement accepter ce que le Coran avait à dire (ndt. littéralement). À cette remarque, j’ai souligné qu’il existait d’autres points de vue ouverts à interprétation. Après quoi, l’Ayatollah Sistani m’expliqua qu’il ne souhaitait pas débattre des problématiques spécifiques que soulevaient le contenu du dossier puisqu’il n’y avait pas assez de temps pour cela. Maintes fois, l’Ayatollah Sistani a fait remarquer qu’il avait un énorme respect (ihtiram) pour ma personne (janab-ali). Il n’était nullement question de ma foi, mais seulement des interprétations que j’avais déduites. L’Ayatollah Sistani en s’apercevant de la potentielle confusion qu’avait créée par ce qu’il pensait être de fausses interprétations, souhaita que j’abstienne de donner des conférences. [J’ai eu l’impression que l’Ayatollah Sistani ne souhaitait pas que son nom apparaisse sur aucune des déclarations m’interdisant de prononcer des discours]. L’Ayatollah Sistani voulait simplement que j’écrive quelque chose (ndt. une promesse formelle) sur le fait que je m’abstenais de ma propre volonté de donner des conférences et écrire sur les questions islamiques.
Il y avait peu de raison de continuer ce débat, alors qu’aucune chance n’était donnée pour défendre les problématiques soulevées. Dans tous les cas, j’ai soulevé la question de l’efficacité de ma promesse formelle dans le cadre de résolution du problème de désunion au sein de la communauté. J’ai clairement indiqué à l’Ayatollah Sistani que sans une déclaration écrite de sa part, la communauté ne pourrait arriver à un consensus. À ce moment, j’ai demandé à Sayyid Muhammad Rizvi d’ajouter quelque chose. Il expliqua à l’Ayatollah Sistani que la communauté souhaitait une réponse écrite de sa part ou au moins une réponse à la lettre de Mr. Nazir Gulamhussein, dont j’avais transmis une copie.
Sayyid Muhammad Rizvi présenta la lettre de Mr. Nazir Gulamhussein. Elle fut d’abord remise à Sayyid Muhammadreza, qui y jeta un coup d’œil et la donna à son père. L’Ayatollah Sistani lut la lettre. Il exprima de nouveau son souhait de ne pas l’impliquer dans cette affaire et il réitéra sa précédente demande sur le fait que j’écrive une lettre de promesse. L’Ayatollah Sistani expliqua qu’il y a quelque temps, une requête lui fut présentée concernant les travaux d’un universitaire iranien [je suppose qu’il faisait référence à Dr. Soroush [4]]. Il avait reçu au moins deux mille pages écrites de cet universitaire, mais il avait refusé de donner son opinion à ce sujet. [Quelle était alors la raison d’expertiser un dossier contenant quelques pages de mes travaux et idées formulées, entre 1981-1998 ? Le jugement de l’Ayatollah Sistani, même sous la forme d’une recommandation, ne pouvait simplement s’appuyer sur mes interprétations erronées. Il devait y avoir quelque chose de plus, invisible en surface.]
La question que j’ai soulevée ensuite concernait le progrès intellectuel de tout chercheur qui commence sa carrière et qui gagne en maturité au cours de celle-ci. J’ai cité l’exemple de Shaykh Tusi qui a défendu dans un premier temps des opinions dans ses écrits et sur lesquelles il est revenu dans ses travaux ultérieures. Je suis également passé par ce stade, lui ai-je dit, et pour ce faire j’ai entrepris la traduction du livre de l’Ayatollah Amini sur le douzième imam comme preuve de la maturité que ma foi personnelle avait atteinte. Je lui ai montré ce livre. L’Ayatollah Sistani a balayé d’un revers de main ma ligne de défense en déclarant que ce livre n’était pas un écrit d’une grande importance et que ma motivation principale de cette traduction était politique, y compris la lettre écrite par l’Ayatollah Safi Golpaygani qui a suivi la publication de ce livre. L’Ayatollah Sistani a en conséquence désavoué ce qu’il avait dit précédemment sur ma foi et ma crédibilité en tant que prêcheur de l’école des Ahlu-l-bayt.
D’après l’Ayatollah Sistani, la lettre de l’Ayatollah Safi Golpaygani en ma faveur a été écrite sous la pression que l’Ayatollah Amini avait exercée sur lui. En d’autres termes, tout ce qu’ils avaient dit ou écrit en ma faveur n’avait aucune valeur religieuse puisque leurs motivations étaient politiques en premier lieu. À ce moment-là, Sayyid Muhammad Rizvi fit remarquer que dans la traduction du livre de l’Ayatollah Amini, j’avais attesté la validité de mes précédents travaux académiques. En tant que tel, mes déclarations sur la maturité intellectuelle était infondée. Contre cette charge, j’ai répondu que j’avais simplement comparé et rassemblé les conclusions des deux travaux (ndt. son livre [5] et celui de l’Ayatollah Amini [6]) et non parlé de la totalité de mes recherches.
L’Ayatollah Sistani a ordonné à son fils, Sayyid Muhammad Rizvi et à moi-même de rédiger une déclaration pour résoudre ce problème. Nous avons commencé à écrire un brouillon qui satisferait aussi bien l’Ayatollah Sistani que moi-même. Je signerais cette déclaration et il l’adopterait en y apposant sa signature. Jusque-là, j’ai coopéré de bout en bout pour qu’on puisse arriver à une déclaration raisonnable qui nous sortirait de cette impasse. Heureusement, que j’ai gardé tous les brouillons de cette déclaration écrits à ce moment-là.
Dans une première tentative, j’ai déclaré mon engagement à m’abstenir de réciter devant la communauté des Khojas Shia Ithna Asheri européenne et nord-américaine. L’Ayatollah Sistani a insisté que cet engagement devrait être total et non local. De plus, cette déclaration devrait mentionner mon engagement à m’abstenir de tous écrits et opinions sur l’Islam. J’ai protesté en disant que j’étais enseignant et que je dirigeais la prière, je récitais les sermons de vendredi dans la communauté sunnite de Charlottesville et à d’autres endroits. Il répondit que je pouvais diriger la prière, mais que je ne pourrais pas exprimer mes opinions sur les sujets islamiques, la religion elle-même et ses enseignements. Je lui ai fait remarquer que la demande consistant à m’interdire de parler venait de la communauté des Khojas Shia Ithna Asheri.
Qu’est-ce que cela avait à avoir avec la communauté sunnite ? L’Ayatollah Sistani a dit qu’il parlait au nom de toutes les communautés musulmanes et non uniquement de la perspective des communautés chiites. Pour résoudre cette impasse, j’étais prêt à faire des compromis, mais la demande de l’Ayatollah Sistani était excessive, pour ainsi dire. Par exemple, qu’est-ce que j’étais supposé faire à l’université où j’enseignais et où je devais donner mon opinion sur des sujets en relation avec les enseignements de l’Islam ? Il m’a répondu que je pouvais enseigner comme d’habitude, mais que je ne devais pas exprimer mes opinions. Comment pouvais-je enseigner sans exprimer mes opinions ? En réponse à mes interrogations, l’Ayatollah Sistani et son fils m’ont dicté la version suivante de la déclaration : « Compte tenu des négociations qui ont eu lieu en présence de l’Ayatollah Sistani, je m’engage, à partir de ce jour, à m’abstenir de donner des conférences, d’exprimer mes opinions sur les questions liées à la foi islamique. Et bien sûr, je continuerai à enseigner à l’université. »
La déclaration préliminaire ci-dessus restait ambiguë. Comment puis-je m’abstenir de donner des conférences et d’exprimer mes opinions sur des questions relatives à la foi islamique et continuer, en bonne conscience, à enseigner à l’université ? En outre, il restait la question de la rédaction d’articles universitaires, d’études critiques, etc. J’ai soulevé, une fois de plus, mon inquiétude relative à mes obligations universitaires, c’est-à-dire que je devais écrire des articles et des études critiques de livres, tandis que cette déclaration de ma part serait fausse puisque je ne serais pas en mesure de remplir toutes les conditions .
L’Ayatollah Sistani a insisté sur le fait que j’aurai à arrêter toutes ces activités. L’affaire se compliqua et après deux heures de tractation, nous ne sommes pas parvenus à un brouillon qui aurait satisfait nos inquiétudes respectives. Même le fils de l’Ayatollah Sistani, Sayyid Muhammadreza, a fourni un effort personnel pour rédiger une déclaration. Mais en vain. Finalement, l’Ayatollah Sistani et son fils, m’ont soumis la déclaration suivante : « Compte tenu des négociations qui ont eu lieu en présence de l’Ayatollah Sistani, je m’engage, à partir de ce jour, à m’abstenir de donner des conférences et d’exprimer mes opinions sur les questions liées à la foi islamique, à la religion et à la jurisprudence. »
Cependant, même cette version révisée ne répondait pas à mes objections. Je ne savais pas comment je pourrais vivre selon les termes et les conditions de cette dernière version. J’étais certain que je ne serais pas en mesure d’en respecter le contenu, et que je finirais par prendre un engagement qu’il me serait impossible à respecter. J’ai eu l’impression que l’Ayatollah Sistani avait déjà pris sa décision dans cette affaire. Ce qui restait, à mon avis, était de savoir comment cela allait finir.
Ayant rencontré un certain nombre de mujtahids de premier plan au cours de ma carrière, j’ai pu voir de manière assez explicite l’incapacité de l’Ayatollah Sistani à rester neutre dans cette affaire ou d’adopter une approche plus prudente jusqu’à obtenir des éléments plus probants pour résoudre cette impasse. De tout ce dont il avait parlé jusqu’à présent (ndt. au cours de cette rencontre), il n’y avait absolument aucun fondement, que ce soit dans la loi islamique ou dans l’éthique, pour me faire taire. En effet, l’Islam n’est pas le catholicisme où il n’y a pas de place pour une interprétation différente ou un désaccord avec le système autoritaire de l’Église.
La rencontre s’est terminée brusquement parce que l’Ayatollah Sistani se sentait fatigué et il m’a été demandé de rédiger un autre brouillon de la déclaration en concertation avec Sayyid Muhammad Rizvi, et de la présenter le jour suivant. Nous avons quitté la résidence de l’Ayatollah Sistani à 11 heures précises, après avoir passé en tout deux heures.
Dans l’après-midi, j’ai commencé à réfléchir à la déclaration qui m’a été demandée de rédiger. J’avais déjà senti que quelque chose était foncièrement injuste dans cette demande car elle impliquait l’abandon de ma liberté de conscience et d’expression qui n’étaient pas, en ce qui concerne mes droits fondamentaux, à négocier. Toute cette mascarade était conçue pour me priver de ma liberté de conscience et me contraindre à renoncer à mon droit de parole avec les jeunes de ma communauté, y compris mes propres enfants, et par mes propres mains (ndt. à travers la rédaction de cette déclaration).
J’ai compris toutes les implications de ce complot pour la première fois de la façon suivante. J’ai discuté avec mon fils, Alireza, pour vérifier si j’avais raison ou pas. Nous avons réalisé qu’il n’y avait aucune justification religieuse ou éthique pour que j’envisage d’écrire cette déclaration. J’ai pris la ferme résolution de ne pas rédiger cette déclaration et à la place, je demanderai à Sayyid Muhammad Rizvi de solliciter l’Ayatollah Sistani pour qu’il réponde à la lettre du président de la communauté de Toronto.
Un peu plus tard, dans l’après-midi, vers 17h30, alors que nous étions en chemin pour Karbala, j’ai partagé avec Sayyid Muhammad Rizvi mon dilemme à consentir à écrire une déclaration. Au lieu de cela, je lui ai demandé d’obtenir une réponse à la lettre de Toronto. À ce moment-là, il était évident pour moi que l’Ayatollah Sistani avait été suffisamment influencé pour couper court à mon influence dans la communauté en me refusant la tribune, au nom du service rendu à Dieu.
Le vendredi 21 août 1998, à 9 heures du matin, nous sommes retournés à la même résidence et peu après notre arrivée, nous avons été accueillis par l’Ayatollah Sistani. Après les échanges de salutations formelles, l’Ayatollah Sistani m’a demandé si j’avais écrit la déclaration, comme il me fut demandé. À ce moment, Sayyid Muhammad Rizvi lui expliqua mon dilemme académique et m’a demandé de présenter mon problème. Après sa brève déclaration, j’ai expliqué que j’avais fait beaucoup d’introspection et que ma conscience m’a rappelé qu’écrire une telle lettre me conduirait à la décision de ne plus parler à mon propre fils, qui fait partie des jeunes de cette communauté. Le fils de l’Ayatollah Sistani m’a immédiatement repris avec colère en disant que j’étais revenu sur l’engagement que j’avais pris la veille. J’ai protesté, sans ambages, en disant qu’il était en train de m’accuser de quelque chose que je n’avais pas fait.
J’ai expliqué une fois de plus à l’Ayatollah Sistani que si je devais prendre un tel engagement, c’est-à-dire celui de me taire, je ne pourrais plus remplir mes obligations à l’université et plus important encore, je prendrais un engagement qui serait erroné. L’Ayatollah Sistani m’a fait remarquer que ce n’était pas mon fils que j’aimais, plutôt mes opinions sur la coexistence et le pluralisme, des idées que les gens aimaient entendre de ma bouche, et que j’aimais. Avec beaucoup d’indulgence, j’ai encore une fois expliqué mes responsabilités académiques. Par exemple, j’ai tenu à ce que l’Ayatollah Sistani sache que je faisais partie des sept professeurs américains invités par l’Iran à participer à un atelier à Téhéran [Institute for Political and International Studies] et à Qom [Institute Imam Khomeini] sur le thème « Société Civile et Dialogue Civilisationnel », au cours des deux prochaines semaines, et que je ressentais fortement la responsabilité de participer et de contribuer à cette conférence.
Il m’a interrompu en disant que je pouvais parler de la civilisation parce qu’il ne s’agit pas de l’Islam. « La civilisation et l’Islam sont deux choses différentes », a-t-il dit. Par conséquent, je pouvais parler de civilisation qui était, selon l’Ayatollah Sistani, mon domaine d’expertise. J’ai expliqué que le sujet de la société civile concerne aussi la coexistence avec d’autres religions et communautés, qui ne partagent pas notre religion. J’ai regardé Sayyid Muhammad Rizvi et lui ai demandé d’expliquer à l’Ayatollah Sistani la signification de l’expression « société civile ». Sayyid Muhammad Rizvi a gardé le silence. À ce moment-là, l’Ayatollah Sistani a critiqué l’Iran et les opinions libérales du président Khatami, puis ajouta : « Vous aimez cette idée de coexistence et de pluralisme. Qu’est-ce que c’est que cette absurdité à propos des religions abrahamiques ? »
Nous étions tous en train d’écouter en silence et choqués, alors qu’il continua à remettre en question d’autres sujets, et même de m’attribuer faussement certaines idées pour lesquelles j’ai immédiatement présenté des preuves. Par exemple, il m’a accusé d’avoir été en contradiction lorsque j’ai dit que le Prophète n’était pas « religieux » (?) ou qu’il était un politique. Ceci allait contre ce que j’avais dit au cours de ma conférence, qui a été transcrite par Sayyid Muhammad Rizvi. Il a également affirmé qu’aucun sunnite ne croyait en de telles choses. J’ai immédiatement produit les deux pages du livre écrit par un éminent spécialiste sunnite égyptien d’al-Azhar, le Dr. Muhammad Salim al-`Awwa, au sujet de la difficulté à attribuer tout rôle politique au Prophète, alors que le Coran insistait sur le fait qu’il était rasulallah.
Les sunnites, ai-je expliqué, n’étaient pas les seuls à défendre le rôle religieux du Prophète comme primordial ; les chi’ites l’ont également défendu. J’ai présenté un livre en ourdou écrit par l’un des plus grands érudits de l’Islam chi’ite de ce siècle, Sayyid Ali Naqi Naqavi, et je l’ai donné à Sayyid Muhammad Rizvi pour qu’il le lise. Dans ce livre, Sayyid Naqavi a expliqué les deux aspects du rôle prophétique et du rôle religieux qui constituent le pilier essentiel de la prophétie, comme l’Imam Ali l’avait compris et expliqué dans Nahj-al- Balagha.
L’Ayatollah Sistani commença à être irrité par les preuves que je lui présentais pour défendre mes positions sur des sujets pour lesquels il remettait en question ma compréhension. Certes, il était en colère contre moi pour lui avoir rendu la tâche très difficile. La conversation s’est prolongée pendant un certain temps. À un moment donné, son fils est intervenu pour attirer l’attention de l’Ayatollah Sistani sur l’impasse existante, à savoir que mes responsabilités à l’université ne me permettaient pas de prendre un engagement car je devais écrire et commenter les travaux de mes étudiants et de mes collègues.
Puis l’Ayatollah Sistani m’a demandé combien je gagnais à l’université. Pendant un moment, je me suis senti gêné de parler de sujets aussi personnels. Cependant, j’ai transmis cette information par l’intermédiaire de Sayyid Muhammad Rizvi. L’Ayatollah Sistani m’a proposé de démissionner de l’université et il me garantirait la moitié de ce salaire chaque année. J’ai été stupéfait par cette proposition.
Il était évident pour moi que j’étais devenu une menace pour l’institution religieuse de l’Ayatollah Sistani, si bien qu’il était prêt à m’offrir une si généreuse pension. Je ne pouvais envisager de vivre en percevant le khums le reste de ma vie. Lorsque j’ai secoué la tête en signe de désaccord avec sa proposition, il m’a reproché d’être « un amoureux de ce monde » et de ne pas avoir le contrôle sur mon nafs. Mais j’avais pris la décision ferme de ne céder à rien qui puisse compromettre ma liberté fondamentale de conscience.
L’Ayatollah Sistani était déterminé à me faire taire. Il a fait indirectement référence à toutes les autres sources qui lui avaient fourni des informations sur ma position et mon influence dans la communauté en général et dans le monde universitaire. Enfin, il m’a assuré, au moins à deux reprises, que si j’entendais de sa part une réponse négative, je ne devais pas l’interpréter comme une forme d’animosité à mon égard. « Je suis ton frère », a-t-il répété plusieurs fois. « Je vais remplir mes obligations comme l’exige la Sharia », a-t-il dit.
Il était environ 10h15, Alireza et moi avons quitté la résidence de l’Ayatollah Sistani en lui faisant nos adieux. L’Ayatollah Sistani a déclaré à Alireza qu’il pensait qu’il prendrait son parti dans cette affaire. Alireza a juste secoué la tête pour exprimer son désaccord. Sayyid Muhammad Rizvi a été initialement prié de revenir à 11 heures, pour préparer la déclaration écrite. Cependant, alors que nous étions en train de partir, Sayyid Muhammadreza a pris Sayyid Muhammad Rizvi à part et nous sommes tous les deux partis.
Lorsqu’il est arrivé à l’hôtel et que nous nous préparions à partir pour Karbala, je lui ai demandé s’il avait obtenu une réponse. Il m’a répondu qu’il l’avait obtenue. D’après Sayyid Muhammad Rizvi, l’Ayatollah Sistani lui avait demandé avec insistance de ne pas rendre public ou de ne pas faire circuler la note. En outre, comme Sayyid Muhammad Rizvi m’avait informé, conformément aux instructions de l’Ayatollah Sistani, il devait demander au président de la communauté de Toronto d’annoncer le contenu de la réponse devant la communauté, puis de la dissimuler.
Cette instruction de l’Ayatollah Sistani, comme me l’a expliqué Sayyid Muhammad Rizvi, était là pour préserver ma dignité et ma réputation ! Cependant, j’ai fait remarquer à Sayyid Muhammad Rizvi que j’avais le droit de lire la réponse, car après tout, j’étais venu dans le but de rencontrer l’Ayatollah Sistani. Il m’a répondu qu’il me la montrerait à Karbala et il l’a fait.
Le reste est l’histoire que Sayyid Muhammad Rizvi [7] devra raconter après avoir consulté sa propre conscience et le rôle que ses collègues et lui ont joué dans l’issue finale de cette rencontre. En bref, cette question qui était à la base de nature théologique n’a jamais été discutée ou contestée selon ce qu’elle méritait. L’Ayatollah Sistani, qui n’a cessé d’insister sur le fait qu’il ne voulait pas s’impliquer dans cette affaire, était motivé par des raisons au-delà de la théologie et a recommandé à Mr. Nazir Gulamhussein que je ne sois pas invité à parler dans la communauté des croyants et que je ne sois pas consulté sur des questions de croyance, en raison de mes opinions erronées sur l’Islam.
Que j’aie des opinions erronées sur l’Islam ou au sujet de l’incompétence de l’institution religieuse est une affaire dont Dieu seul a la connaissance et la compétence pour se prononcer, car au niveau de la pratique humaine, combien faillible, j’ai servi mes coreligionnaires en toute sincérité et dévotion.
Il est bon de rappeler que le jugement des êtres humains et le jugement de Dieu sont deux choses différentes, et bien que nous sommes assez conscients du premier, le second nous est presque toujours inconnu. Toute décision divine n’est précédée que de la volonté divine. L’avenir est entre les mains de Dieu, qui seul contrôle son déroulement.
[1] Rizvi, S. (2018). The Making of a Marjaʿ: Sīstānī and Shiʿi Religious Authority in the Contemporary Age. Sociology of Islam, 6(2), 165-189 ; Rizvi, S. (2010). Political mobilization and the Shi’i religious establishment (marja’iyya). International Affairs, 86(6), 1299-1313.
[2] Khalaji, M. (2006). The Last Marja: Sistani and the End of Traditional Religious Authority in Shiism. Washington Institute for Near East Policy ; Adil Ra’uf (2005). Iraq bi-la qiyada: qira’a fi azmat al-qiyada al-islamiyya al-Shi’iyya fi-l-Iraq al-hadith, 9th imp. (Damascus: al-Markaz al-Iraqi li-l-i’lam wa-l-dirasat), pp. 539-59.
[3] Muhammad, Rizvi (1998). The Historical Meeting with Ayatollah al-Uzma Sayyid Ali as-Sistani.
[4] Dr. Abdolkarim Soroush avait un lien avec le réseau dit « Sistani » par le biais de Sayyid Jawwad al-Shahristani. Dr. Sajjad Rizvi a montré dans son article “The Making of a Marjaʿ: Sīstānī and Shiʿi Religious Authority in the Contemporary Age” (2018) comment un véritable réseau de lobbying avait été mis en place pour promouvoir l’Ayatollah Sistani au poste de marja’, dans un contexte où sa candidature a été bloquée par Qum en 1995.
[5] Sachedina, A. A. (1981). Islamic messianism: the idea of Mahdi in Twelver Shi’ism. Suny Press.
[6] Ibrahim, Amini (2013). Al-Imam Al-Mahdi : The Just Leader of Humanity. Ansariyan Publications.
[7] Muhammad, Rizvi (1998). The Historical Meeting with Ayatollah al-Uzma Sayyid Ali as-Sistani.
Biographie de l’auteur
Dr. Abdulaziz Sachedina est professeur et titulaire de la chaire d’études islamiques de International Institute of Islamic Thought (IIIT) à l’Université George Mason de Fairfax, en Virginie. Depuis 1975, il enseigne chaque année des cours sur l’ Islam classique, l’Islam à l’ère moderne, l’Islam, la démocratie et les droits de l’homme, la bioéthique islamique et la théologie musulmane. Il est né en Tanzanie et est originaire de l’Inde. Il est titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat de l’ Université de Toronto. Il était l’un des étudiants du Dr. Ali Shariati en Iran.