Source : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 2002 146-1 pp. 255-285
Résumé de l’article : Pour les shiites ainsi que pour une bonne partie des sunnites, le troisième imam al-Husayn b. Ali b. Abi Talib (tué à Karbala en 61/680) épousa, entre autres, la fille de Yazdagird III, dernier empereur sassanide, fille dont le nom le plus populaire est Shahrbanu (litt. « Dame du Pays », i.e. pays d’Iran). Celle-ci, toujours selon la tradition, donna naissance à ‘Ali b. al-Husayn Zayn al-‘Abidin (m. 92/711 ou 95/714), le quatrième imam shiite. Par conséquent, la lignée des imams, du quatrième au douzième et dernier, serait sa progéniture. Ainsi, à l’instar de Fatima ou de Zaynab, elle est une des saintes les plus vénérées de l’islam shiite. La figure de Shahrbanu, princesse sassanide et mère des imams, semble particulièrement importante dans les rapports qui lient le shiisme imamite à l’Iran préislamique. La présente étude tente d’examiner la genèse, le développement et les implications des traditions centrées sur cette figure indéniablement légendaire et cependant d’une importance capitale dans le shiisme iranien [1].
1. L’élaboration de la légende de Shahrbanu
Ibn Sa’d (m. 230/844-45) est sans doute l’un des plus anciens auteurs à mentionner la mère de l’imam Zayn al-‘Abidin. Cependant, chez lui, aucune mention n’est faite sur une quelconque appartenance de cette mère à la famille royale iranienne : « … Sa mère était une esclave (de son père ; umm walad) dénommée Ghazala qui, après (la mort d’)al-Husayn devint l’épouse de Zuyayd mawla de ce dernier et donna naissance à ‘Abdallah b. Zuyayd qui est donc le frère utérin de ‘Ali b. al-Husayn … ».
Quelques années plus tard, Ibn Qutayba (m. 276/889) reprend dans ses Ma’arif les mêmes informations en les complétant quelque peu : « … Quant à ‘Ali b. al-Husayn (dit) al-Asghar, al-Husayn n’a de descendance que par lui. On rapporte que sa mère était originaire de Sind (Sindiyya ; donc probablement une esclave provenant de cette région) appelée Sulafa ou encore Ghazala qui après (la mort d’)al-Husayn devint l’épouse de Zubayd (et non Zuyayd comme chez Ibn Sa’d) mawla de ce dernier et donna naissance à ‘Abdallah b. Zubayd, qui est donc le frère utérin de ‘Ali b. al-Husayn … ».
Toujours aucune mention de la famille royale sassanide. De même, la quasi-totalité des auteurs d’«Histoires» et des historiographes anciens et moins anciens qui ont raconté, souvent avec un souci de détails étonnant, l’invasion de l’Iran et le destin du dernier souverain sassanide et de sa famille, n’en disent rien eux non plus.
Dans un rapport dû à ‘Ali b. Muhammad al-Mada’ini, sa source iranienne bien informée, al-Tabari (m. 310/923) écrit que, vers l’an 31/650-51, lors de la conquête de Nisabur, ‘Abdallah b. ‘Amir b. Kurayz captura deux filles de la famille de Kisra, ayant pour noms Babunaj (= Babuna/ Banuya ?) et ṬHMIJ ou ṬMHIJ (= Tahminaj > Tahmina ?). Selon une autre version, l’histoire a eu lieu lors de la prise de Sarakhs et le célèbre conquérant arabe offrit une des filles à un certain al-Nushajan (je reviendrai sur ce nom) alors que l’autre mourut.
Le grand historiographe ne dit nulle part qu’il s’agissait des filles du roi iranien, ni qu’elles ont eu un quelconque rapport avec les imams alides. Même constat en ce qui concerne des sources aussi différentes et des auteurs aussi éloignés l’un de l’autre que le Kitab al-kharaj du juge hanafite Abu Yusuf (m. 182/798) et le Shah-Nameh du poète pro-shiite Ferdowsi (m. 410/1019) qui s’intéressent tous deux, pour des raisons fort diverses évidemment, au sort du dernier roi de l’Iran sassanide et de ses descendants.
Un des tout premiers textes mettant en rapport une fille du dernier empereur sassanide avec les imams semble être le Kitab al-akhbar al-tiwal d’Abu Hanifa al-Dinawari (m. circa 282/894-95).
Selon celui-ci, sous le califat de ‘Ali, lors de la prise de Nisabur, Khulayd b. Ka’s, le gouverneur fraîchement nommé du Khurasan se rend compte qu’une des filles de Kisra, arrivée de Kabul, a pris la tête d’une révolte contre les musulmans. Il combat les insurgés, capture la princesse et l’envoie auprès de ‘Ali qui demande à celle-ci si elle veut épouser son fils al-Hasan. La fille répond avec fierté qu’elle n’épousera pas quelqu’un qui obéit à un autre (i.e. le fils qui obéit au père) mais qu’elle est prête à épouser le calife lui-même. ‘Ali répond qu’il est trop vieux et énumère les vertus de son fils aîné, mais la princesse reste imperturbable.
À ce moment, un noble iranien, un dihqan de l’Iraq nommé Narsi, se porte candidat pour épouser la fille, mais ‘Ali affranchit celle-ci, lui laissant la liberté de choisir elle-même son époux et de circuler librement. Comme on le verra par la suite, la complicité entre ‘Ali et la princesse ainsi que la fierté, signe de noblesse, et la liberté de celle-ci vont occuper une place centrale dans les versions shiites du récit.
C’est bien dès ce 3ème siècle de l’hégire, probablement à partir de la seconde moitié, que les rapports concernant l’épouse sassanide de l’imam al-Husayn vont se multiplier.
Contemporain d’al-Dinawari, le philologue Muhammad b. Yazid al-Mubarrad (m. 286/900) est peut-être le plus ancien, et sans doute le seul auteur non-shiite à cette époque, à rapporter une tradition dans ce sens au cours de son al-Kamil fi l-lugha, en soulignant avec insistance la noblesse de la femme : « La mère de ‘Ali b. al-Husayn était Sulafa, fille de Yazdajird (le roi), de noble ascendance, une des femmes élues (de par la noblesse de sa race) ».
(À ce sujet) on raconte qu’on demanda à ‘Ali b. al-Husayn : « Tu es un des hommes des plus bons (envers tes parents) et pourtant tu ne manges jamais avec ta mère dans une même assiette. » II répondit : « Je ne souhaite pas que ma main aille vers quelque chose que ses yeux ont déjà choisi, de peur de contrecarrer son désir. »
On disait à son sujet (i.e. au sujet de ‘Ali b. al-Husayn) qu’il est le fils des deux élus (ibn al-khiyaratayn), car selon le dit de l’Envoyé de Dieu : « Dieu possède parmi ses serviteurs deux élus ; Son élu parmi les Arabes c’est Quraysh et Son élu parmi les non-arabes (al-‘ajam) ce sont les Perses ».
Exactement contemporains d’al-Mubarrad, plusieurs auteurs shiites font de même.
Le chroniqueur Ahmad b. Abi Ya’qub al-Ya’qubi (m. 292/904) ainsi que les deux hérésiographes Sa’d b. ‘Abdallah al-Ash’ari et al-Hasan b. Musa al-Nawbakhti (tous deux m. vers 300/912-13) se contentent de faire une rapide allusion au fait que la femme en question était la fille du dernier souverain sassanide. À partir de cette époque, ce sont surtout les auteurs imamites qui vont prendre le relais.
D’abord, dans ses Basa’ir al-darajat, al-Saffar al-Qummi (m. 290/902-903) rapporte, peut-être pour la première fois, une version amplifiée du rapport qui mérite d’être citée dans sa totalité.
Il s’agit d’un hadith remontant au cinquième imam Abu Ja’far Muhammad al-Baqir (m. vers 119/737) : « Lorsqu’on a voulu emmener la fille de Yazdajird chez (le calife) ‘Umar (b. al-Khattab), elle vint à Médine ; les jeunes filles montèrent sur une hauteur (pour la voir) et la mosquée (où siégeait ‘Umar) fut illuminée par l’éclat de sa face. Lorsqu’elle vit ‘Umar à l’intérieur de la mosquée, elle se couvrit le visage et soupira : « Que soit victorieux Hormoz » ([i.e. Ahura Mazda ?] = la victoire revient à Dieu ?). ‘Umar se mit en colère et dit : « Elle est en train de m’insulter. »
À ce moment-là, le Commandeur des croyants (‘Ali b. Abi Talib) intervint et dit à ‘Umar : « Ne te mêle pas de ça et laisse-la ! Qu’elle se choisisse un homme parmi les musulmans et celui-ci te paiera son prix (à elle, puisqu’il s’agit d’une esclave) à partir du butin qu’il a eu. » ‘Umar dit alors à la fille : « Choisis ! » Elle s’avança et posa sa main sur la tête d’al-Husayn b. ‘Ali.
Le Commandeur des croyants lui demanda : « Quel est ton nom ? » « Jahan Shah (en persan : souverain du monde) » répondit-elle. Et à ‘Ali d’ajouter : « Shahr Banuya aussi (en persan : Dame du Pays). »
II se tourna ensuite vers al-Husayn et lui dit : « Abu ‘Abdallah (kunya d’al-Husayn) ! Elle donnera naissance, pour toi, à un garçon qui sera le meilleur des habitants de la terre (i.e. un imam en la personne de ‘Ali b. al-Husayn Zayn al-‘Abidin) ».
À ce stade, l’élaboration de la tradition semble déjà en bonne voie et, comme on le verra plus tard, elle connaîtra d’autres développements. Plusieurs éléments du rapport d’al-Saffar sont remarquables : tout comme chez al-Mubarrad, et peut-être même encore plus, l’iranité et la royauté sont magnifiées. Pour la première fois, paraît-il, le persan est utilisé dans le texte. Bien que la phrase soit trop courte, la prose semble ancienne, éventuellement calquée sur les expressions employées par les prisonniers de guerre iraniens.
Si ma compréhension de la phrase est bonne, sa raison d’être serait l’insistance sur la piété, voire le monothéisme de la princesse, et sûrement pas sa foi mazdéenne (les versions plus tardives de la tradition nous montreront même une princesse convertie à l’islam). L’intervention de ‘Ali est bien entendu ce qu’il y a de plus significatif. Grâce à sa science des secrets et de l’avenir, ‘Ali connaît bien entendu la princesse et le destin qui l’attend. La protection de la princesse et la parfaite complicité avec elle, le fait qu’il parle sa langue (d’où la présence de ce hadith au sein de ce chapitre particulier) et qu’il insiste sur la noblesse de son rang (c’est à elle de choisir son mari), sa réaction violente à l’égard de ‘Umar, lui faisant clairement comprendre qu’il n’est pas à la hauteur de la situation et qu’il s’agit d’un événement qui le dépasse largement, la prédiction de la naissance d’un futur imam. Tout ceci justifie pleinement la mention de la Lumière de Gloire royale que véhicule la princesse et le fait que cette Lumière puisse même illuminer la mosquée du Prophète à Médine où siège le calife des musulmans.
Cette donnée trouve toute sa portée lorsque l’on sait l’importance centrale de la notion de Lumière dans l’imamisme où, très rapidement dit, le nur al-walaya, véhiculé par le liquide séminal et véhiculant la science initiatique et le charisme, se transmet d’imam à imam.
Ainsi, à partir de ‘Ali Zayn al-‘Abidin, les imams seront les porteurs d’une double Lumières : la Lumière de la walaya, héritée de ‘Ali et de Fatima (et donc de Muhammad) et la Lumière de Gloire des anciens rois d’Iran, transmise par Shahrbanu. Enfin, le texte d’al-Saffar est, à ma connaissance, le premier où la princesse sassanide est appelée par ce dernier nom (sous la forme de Shahr Banuya).
Dans son al-Kafi, Muhammad b. Ya’qub al-Kulayni (m. 329/940) appelle la princesse Salama (certainement une déformation de Sulafa) et rapporte la même tradition qu’al-Saffar avec quelques différences mineures. Il termine son rapport avec un vers qu’il attribue au célèbre poète alide de Basra (Bassorah) Abu al-Aswad al-Du’ali (m. 69/688) et qu’il dit être au sujet de l’imam ‘Ali b. al-Husayn : « Le garçon qui relie (i.e. qui descend en même temps de) Kisra et Hashim / est le plus noble parmi ceux qui portent l’amulette (contre le mauvais œil) »
Une autre source contemporaine, Ithbat al-wasiyya attribué à al-Mas’udi (m. 345-6/956-7), rapporte un récit comportant quelques éléments nouveaux. Selon ce rapport, deux des filles de Yazdagird sont capturées et réduites en esclavage sous ‘Umar. Celui-ci s’apprête à les vendre. ‘Ali intervient alors, déclare que les filles des rois ne se vendent pas sur la place du marché et demande à une femme parmi les auxiliaires médinois de montrer les deux filles, pour mariage, aux hommes nobles parmi les émigrants mecquois et les auxiliaires. Les deux premiers hommes à les voir sont les deux fils de ‘Ali, al-Hasan qui épouse Shahrbanu et al-Husayn qui épouse Jahanshah. ‘Ali dit alors à ce dernier de bien veiller sur sa femme car elle donnera naissance à un imam.
Bien que ce rapport tente d’établir un équilibre entre les deux fils de ‘Ali, renforçant par là-même encore plus les liens entre les descendants des rois d’Iran et les imams shiites, néanmoins la phrase finale souligne le fait que l’imamat continue bien dans la lignée husaynide. Le rapport ajoute ensuite que la mère de ‘Ali b. al-Husayn mourut pendant l’accouchement à Médine. Celui-ci fut confié à une nourrice qui l’allaita et l’éduqua. Il appelait cette dernière « Mère » ; or, une fois adulte, il la donna en mariage à son client.
Les Omeyyades (i.e. ses adversaires) disaient qu’il s’était ainsi couvert d’opprobre et de déshonneur. Ibn Qutayba avait déjà écrit que ‘Ali b. al-Husayn avait donné sa mère (et non sa nourrice appelée « mère ») en mariage au mawla de son père al-Husayn et qu’il avait épousé lui-même une esclave qu’il avait affranchie à cette occasion. Il s’était ainsi attiré les railleries de l’Omeyyade ‘Abd al-Malik.
Cet épisode va prendre chez l’auteur suivant, le célèbre Ibn Babuya al-Saduq (m. 381/991), une tournure énigmatique qui a peut-être une importance particulière.
Dans ses ‘Uyun akhbar al-Rida, al-Saduq rapporte une tradition remontant au huitième imam, ‘Ali b. Musa al-Rida (m. 203/818), où celui-ci, se trouvant au Khurasan en tant qu’héritier d’al-Ma’mun, dit à l’Iranien Sahl b. al-Qasim al-Nushajani : « Entre nous (les imams) et vous (les Iraniens ? la famille Nushajani ?) il existe un lien de parenté. »
Devant l’étonnement mêlé de curiosité de son interlocuteur, al-Rida répond que le conquérant du Khurasan, ‘Abdallah b. ‘Amir b. Kurayz captura deux filles de Yazdajird et les envoya auprès du calife ‘Uthman b. ‘Affan (l’histoire, qui se veut plus conforme aux événements historiques, ne se passe plus pendant la prise d’al-Mada’in et le califat de ‘Umar, mais pendant celui de ‘Uthman et la conquête du Khurasan où le dernier empereur sassanide et sa famille avaient trouvé refuge).
Les deux filles furent données à al-Hasan et al-Husayn. Elles moururent toutes deux pendant un accouchement. L’épouse d’al-Husayn mourut en donnant naissance à ‘Ali b. al-Husayn. Le récit se poursuit avec l’épisode de la nourrice. Celle-ci était une esclave d’al-Husayn et le petit ‘Ali ne connut d’autre « mère » qu’elle et les gens l’appelaient la « mère » de ‘Ali b. al-Husayn. Comme on le verra tout de suite, « les gens » ici sont synonymes des adversaires de l’imam, c’est-à-dire les Omeyyades des récits d’Ibn Qutayba et du (pseudo- ?) al-Mas’udi. À cet endroit du récit intervient une phrase énigmatique qui peut avoir deux lectures différentes selon qu’on lise le verbe zawwaja à l’actif ou au passif :
— « Et les gens prétendirent qu’il (i.e. ‘Ali b. al-Husayn) donna en mariage sa ‘mère’ »
— « Et les gens prétendirent qu’il épousa sa ‘mère’ »
Il est vrai que la première lecture, à l’actif, est plus plausible et plus conforme aux versions déjà rapportées par Ibn Qutayba et (pseudo- ?) al-Mas’udi. Cependant, on peut se demander pourquoi ici le complément du verbe n’est pas indiqué : à qui ‘Ali donna sa « mère » en mariage ?
Le verbe zawwaja à l’actif, dans le sens de « marier une femme », s’emploie presque toujours avec l’accusatif direct de la femme et avec min ou bi- de l’homme. Ici, nous avons seulement zawwaja ummahu. Ce qui pose l’éventualité de la lecture au passif (zuwwija au passif est synonyme de la cinquième forme tazawwaja), d’autant plus que le texte ajoute tout de suite ma’adh allah, « à Dieu ne plaise », comme pour marquer l’ignominie d’une telle assertion, à savoir épouser sa propre mère (alors que la première lecture n’est pas aussi scandaleuse que cela !) [2].
La question se pose légitimement : alors que les traditions rapportées par Ibn Qutayba et (pseudo- ?) al-Mas’udi sont claires, y compris sur le plan syntaxique, pourquoi la tradition rapportée par Ibn Babuya maintient, sans doute délibérément, l’ambiguïté qui sème une certaine confusion dans les esprits ?
J’émettrai une hypothèse qui est peut-être audacieuse mais me semble plausible dans le cadre précis de cette tradition sur laquelle je reviendrai encore plus loin. Puisque le récit cherche à lier la descendance des rois de l’Iran préislamique aux imams shiites, on peut raisonnablement penser que les auditeurs et/ou lecteurs sensibles à ce fait percevaient dans l’épisode du mariage de la « mère » un rapprochement avec la notion de xwëtôdas/xwëdôdah, le « mariage incestueux » des rois, des prêtres et des nobles de l’Iran ancien.
Les musulmans avaient entendu parler, très superficiellement il est vrai, de cette pratique et les lettrés, surtout les partisans de l’arabité, ne rataient pas une occasion pour la rappeler afin de souligner la décadence et la corruption de la culture iranienne antéislamique.
Dans ce contexte, notre tradition semble viser deux objectifs : d’abord, aux yeux des musulmans en général et plus particulièrement les shiites, laver les Iraniens des anciens temps de cette accusation qui n’est en fait due qu’aux médisances et calomnies d’adversaires malveillants (tout comme la rumeur fabriquée par les Omeyyades au sujet du quatrième imam).
Le « mariage incestueux » n’est en fait que métaphore et symbole tout comme l’appellation « mère » de la nourrice est métaphorique. Ensuite, aux yeux des Iraniens convertis, ou sur le point de l’être, en l’occurrence au shiisme imamite, présenter le quatrième imam comme celui qui a perpétué une pratique symbolique hautement estimée puisque, selon la croyance iranienne la plus antique, le fils issu d’un xwëtôdas/xwëdôdah est le plus digne à devenir soit un prêtre, soit un roi, autrement dit le plus apte à détenir les pouvoirs spirituel et/ou temporel, c’est-à-dire en langage shiite, un imam par excellence. J’aurai à revenir plus longuement sur la tradition rapportée par al-Saduq et ce que j’en dirai, en temps utile, corroborera encore plus, il me semble, ce qui vient d’être dit.
Le disciple d’Ibn Babuya al-Saduq, al-Shaykh al-Mufid (m. 413/1022) introduit encore quelques variantes dans la trame du récit. Dans son al-Irshad, il mentionne très rapidement que ‘Ali b. al-Husayn al-Akbar (et non plus al-Asghar) avait pour mère Shah-i Zanan, fille de Kisra Yazdajird (et plus loin Yazdajird b. Shahriyar b. Kisra).
L’histoire se passe apparemment ici pendant le califat de ‘Ali qui, grâce à son agent Hurayth b. Jabir al-Hanafi, envoyé en Orient (mashriq, souvent synonyme du Khurasan), reçoit les deux filles de l’empereur iranien. Il va offrir la première, Shah-i Zanan à son fils al-Husayn qui aura, grâce à elle, Zayn al-‘Abidin et la seconde (elle n’est pas nommée) à son partisan Muhammad b. Abi Bakr (le fils du premier calife) qui, par elle, aura son fils al-Qasim.
À ma connaissance, la version très courte d’al-Mufid, introduisant Muhammad b. Abi Bakr dans l’histoire, est sans précédent. Lorsqu’on pense à la nature de son œuvre (mis à part peut-être son Kitab al-ikhtisas) et sa position dans la Bagdad bouyyide, on peut supposer qu’il cherchait peut-être par là à rapprocher les shiites et les sunnites. Sans précédent, sa version semble être restée sans lendemain aussi.
Par contre son contemporain iranien, Abu Ja’far al-Tabari al-Saghir, dit Ibn Rustam (5ème/11ème siècle), va rapporter dans ses Dala’il al-imama, une des versions les plus longues et les plus intéressantes de la tradition de Shahrbanu.
Je vais résumer ici ce rapport : lorsque les captifs persans arrivèrent à Médine, ‘Umar voulut les vendre comme esclaves. ‘Ali prit la défense des Iraniens avec beaucoup de vigueur et, en se référant aux dits du Prophète, insista sur leur noblesse et la pureté de leurs intentions, tout en déclarant qu’il est prévu qu’il ait une descendance par eux. Sur ce, il affranchit les esclaves qui lui revenaient. Les Banu Hashim ainsi que les plus nobles parmi les Arabes musulmans firent de même en offrant leurs parts à ‘Ali. ‘Umar, contrarié, se vit obligé de faire de même. ‘Ali déclara ensuite que les femmes persanes, ainsi affranchies, avaient à choisir elles-mêmes, si elles le désiraient, leurs maris. C’est ainsi que Shahrbanuya bint Kisra put choisir al-Husayn pour époux et ‘Ali pour « parrain » (wali). Une partie importante du récit concerne le dialogue en persan, mêlé d’arabe, entre ‘Ali et la princesse :
-‘Ali : Comment t’appelles-tu ?
-La princesse : « Shah-i Zanan » ; (persan) Souveraine (littéralement : Roi) des femmes.
-‘Ali : Non ! Personne n’est « Souveraine des femmes » si ce n’est la fille de Muhammad (i.e. Fatima) qui est Sayyida (al-)nisa’ (que l’on peut traduire aussi par « souveraine des femmes »). Tu es Shahrbanuya et ta sœur est Morvarid, fille de Kisra.
-La princesse : Oui.
(…) Par ailleurs, pour la première fois un parallélisme est établi entre Shahrbanu et Fatima. Ce point est d’autant plus frappant que le nom même de Shah-i Zanan paraît correspondre à quelques surnoms célèbres de Fatima : « Sayyidat al-nisa’ », « Sayyidat nisa’ al-‘alamin », « Sayyidat al-niswan », « Sayyidat nisa’ al-dunya wa al-akhira », etc.. Bien que le parallèle soit évidemment valorisant pour Shahrbanu, il s’agissait en même temps de souligner la supériorité de Fatima.
Pendant ce même 5ème/11ème siècle, le prince ziyaride probablement sunnite ‘Unsur al-Ma’ali Kay Kawus b. Iskandar rapporte lui aussi une belle version de l’histoire dans son Qabus-Nameh, un des chefs-d’œuvre de la prose persane médiévale. La princesse captive, appelée ici Shahrbanu, est sur le point d’être vendue par le calife ‘Umar. Arrive alors ‘Ali qui dissuade ce dernier en citant un hadith prophétique selon lequel « les progénitures des rois ne se vendent ni ne s’achètent ».
Shahrbanu est ensuite emmenée respectueusement chez Salman le Perse, grande figure du shiisme imamite. Assise à côté de ce dernier, elle déclare alors que c’est à elle de choisir son époux. Elle reconnaît la noblesse de ‘Umar mais le trouve trop âgé. Au sujet de ‘Ali elle proclame : « Il est fort noble et me convient mais dans l’autre monde j’aurai honte de Fatima Zahra ; je ne le veux donc pas. » Al-Hasan b. ‘Ali est également jugé digne mais la princesse dit qu’il a déjà plusieurs épouses. Enfin al-Husayn est choisi, à cause de sa noblesse bien sûr, mais aussi parce qu’il est puceau et que Shahrbanu est pucelle car « à fille vierge, dit-elle, ne convient qu’époux vierge ».
Au siècle suivant, Ibn Shahrashub al-Mazandarani (m. 588/1192) consignera dans ses Manaqib la tradition rapportée par al-Shaykh al-Mufid et surtout celle d’Ibn Rustam al-Tabari al-Saghir qu’il reproduira dans une version aux variantes significatives.
D’une manière générale, la version d’Ibn Shahrashub résume le texte des Dala’il al-imama ou la source de celles-ci. Ce qui tend à montrer d’ailleurs, s’il en était encore besoin, que de nombreuses versions de l’histoire de Shahrbanu étaient simultanément en circulation dans les milieux imamites. Le dialogue en persan mélangé d’arabe est supprimé. Par contre une plus grande insistance semble être mise sur la sagesse et la noblesse de tout le peuple iranien (« les Persans sont des sages et des nobles »), ainsi que sur la Lumière d’al-Husayn (« lumière aurorale et étoile scintillante ».
Ailleurs, Ibn Shahrashub fournit par fragments d’autres informations au sujet de Shahrbanu : elle est la mère de l’imam ‘Ali al-Asghar Zayn al-‘Abidin. Elle était présente à Karbala’ et après le massacre d’al-Husayn et des siens, elle se jeta dans l’Euphrate pour échapper à l’humiliation de la captivité par Yazid et s’y noya.
Le poème attribué à Abu al-Aswad al-Du’ali (voir supra la version d’al-Kulayni) au sujet de l’imam Zayn al-‘Abidin avec référence au hadith prophétique sur Quraysh et les Persans comme les « Deux élus de Dieu » (d’après le Rabi’ al-abrar d’al-Zamakhshari). Enfin, un passage sur les différentes appellations de la mère du quatrième imam : « Sa mère était Shahrbanuya fille de Yazdajird b. Shahriyar al-Kisra ; on l’a encore appelée Shah-i Zanan, Jahan Banuya, Sulafa, Khawla ou encore Shah-i Zanan bint Shiruya b. Kisra Abarwiz ou encore Barra bint al-Nushajan (je reviendrai sur ce nom), mais le premier nom est (seulement ?) exact. Le Commandeur des croyants (‘Ali) l’avait appelée Maryam et on dit aussi Fatima. Elle portait le titre de Sayyidat al-nisa’. »
Deux courtes remarques sur cette liste : d’abord, le parallélisme avec Fatima s’intensifie puisque Shahrbanu aurait porté aussi bien le nom de Fatima, nom décerné en plus par ‘Ali en personne, que le titre glorieux de celle-ci : « Souveraine des femmes ». Ensuite, avec Barra bint al-Nushajan, c’est la troisième fois que nous rencontrons le nom de Nushajan (voir supra les textes d’al-Tabari et d’Ibn Babuya). J’y reviendrai plus longuement.
À la même époque, Qutb al-Din al-Rawandi (m. 573/1177-1178) rapporte dans ses al-Khara’ij ce qui paraît être la dernière version significative en date de la tradition de Shahrbanu. Le savant iranien semble avoir cherché à rapporter une version qui serait la synthèse de plusieurs autres (al-Saffar, al-Kulayni, Ibn Rustam al-Tabari al-Saghir etc.) en y ajoutant quelques informations supplémentaires.
Selon cette tradition, qui remonte au cinquième imam, l’histoire se passe sous le califat de ‘Umar. La princesse arrive à Médine, nimbée de lumière (la version d’al-Saffar est quelque peu atténuée puisque ce n’est plus la mosquée, masj’id, où siège le calife qui est illuminée par l’éclat de la face de la jeune fille, mais le lieu où celui-ci siège, majlis). On y retrouve l’exclamation de la princesse, la colère du calife, l’intervention de ‘Ali, l’affranchissement de la princesse et son choix d’al-Husayn pour époux. À cet endroit, al-Rawandi rapporte un nouveau dialogue en persan, mélangé d’arabe, entre ‘Ali et la jeune fille :
-‘Ali : Quel est ton nom, ô jeune fille ? C’est-à-dire quel est ton nom, jeune fille ?
-La princesse : Jahan Shah, ô seigneur !
-‘Ali : « Shahrbanuya » (il semble qu’il s’agirait là d’une question).
-La princesse : Ma sœur (s’appelle) Shahrbanuya. C’est-à-dire celle-ci c’est ma sœur.
-‘Ali : Tu as dit la vérité. C’est-à-dire tu as raison.
Ensuite ‘Ali s’adresse à al-Husayn et lui dit que sa nouvelle épouse est « la Mère des Légataires (i.e. les imams), celle de la descendance pure ».
(…) Al-Rawandi rapporte ensuite que la princesse mourut pendant l’accouchement de ‘Ali b. al-Husayn et enfin le « récit extraordinaire » de sa conversion à l’islam. D’après ce récit, avant l’arrivée de l’armée musulmane, la princesse fit deux rêves. Lors du premier, elle vit le Prophète Muhammad accompagnée d’al-Husayn arriver au palais de son père. Celui-ci la donna en mariage à al-Husayn, après une khutba prononcée par le Prophète. Dans le second rêve, elle vit Fatima qui la convertit à l’islam et lui prédit l’arrivée des troupes musulmanes en ajoutant qu’il ne lui arrivera aucun mal et qu’elle est promise à son fils al-Husayn.
Les autres auteurs imamites ou non, jusqu’à nos jours, ne feront que reproduire un ou plusieurs des rapports que l’on vient d’examiner. Du 3ème/9ème au 6ème/12ème siècles, l’histoire de Shahrbanu aurait atteint sa plénitude, tout au moins dans sa version littéraire écrite. Comme on le verra, la version orale, véhiculée par les croyances populaires, a eu une évolution différente.
2. L’origine et la datation de la légende
La mère de ‘Ali b. al-Husayn Zayn al-‘Abidin, dit ‘Ali al-Asghar, aurait été une esclave orientale, originaire de Sind ou de Sijistan, selon les sources les plus anciennes, peut-être donc iranienne effectivement, puisque les deux régions étaient des provinces de l’Empire sassanide tardif. Al-Husayn b. ‘Ali, son maître et ensuite son époux, l’aurait appelée Sulafa et/ou Ghazala. Une fois adulte, ‘Ali al-Asghar l’aurait affranchie et donnée en mariage à un « client » de son père.
Nous avons certainement là à peu près la totalité des éléments probablement historiques sur elle.
Or, à partir du 3ème/9ème siècle, pour des raisons que l’on va essayer d’élucider, de nombreux et insistants rapports vont être mis en circulation, surtout dans les milieux imamites iraniens, selon lesquels la mère de l’imam Zayn al-‘Abidin était la fille de Yazdagird III, le dernier roi de l’Iran sassanide.
Juste avant l’invasion arabe, beaucoup de nobles iraniens s’étaient enfuis de la capitale al-Mada’in/Ctésiphon en emmenant leurs femmes, libres ou esclaves, leur fortune et leurs objets précieux. Cependant beaucoup d’autres Iraniennes, appartenant à la noblesse, n’ont pas eu cette opportunité et furent capturées et réduites en esclavage par les conquérants musulmans. Il est néanmoins certain qu’aucune d’entre elles n’appartenait à la famille proche du roi.
Dans sa monographie consacrée aux Sassanides, M. J. Mashkur passe en revue les opinions de bon nombre d’iranisants et d’historiens de l’Iran sassanide au sujet de la famille de Yazdagird III. J. Darmesteter, T. Nöldeke, B. Spuler ou encore A. Christensen font tous allusion à l’histoire shiite de Shahrbanu tout en soulignant son caractère légendaire et tendancieux.
C’est que selon ces savants, qui se fondent surtout sur les sources historiographiques non shiites, la (ou les) femme(s) et les enfants de l’Empereur avaient été évacués de la capitale bien avant l’invasion et ils ne furent pas capturés. En plus, les sources provenant de la Chine des T’ang et concernant la conquête arabe de l’Iran, elles ne disent rien, elles non plus, sur une captivité éventuelle d’un des membres de la famille de Yazdagird III.
Certains éléments ponctuels des versions récurrentes de la légende de Shahrbanu semblent avoir vu le jour en réaction à l’égard de quelques faits historiques. Il n’est pas impossible par exemple que l’association d’une noble iranienne dénommée Ghazala, capturée à al-Mada’in et donnée en mariage à un noble arabe ait été inspirée par le fait que ‘Uthmàn, un des fils du riche compagnon ‘Abd al-Rahmàn b. ‘Awf, avait pour mère une certaine Ghazal bint Kisra, capturée lors de la conquête de la capitale sassanide par Sa’d b. Abi Waqqas. Par ailleurs, certains rapports consignés par les historiographes font état de la capture et la réduction à l’esclavage d’une descendante de Yazdagird III sous le califat d’al-Walid b.’Abd al-Malik (de 86/705 à 97/715).
La jeune fille, saisie dans le Khurasan septentrional, aurait été envoyée au gouverneur Hajjaj b. Yusuf al-Thaqafi qui l’aurait offerte au calife. Elle aurait donné naissance à Yazid b. al-Walid dit al-Naqis ou encore Yazid III, et peut-être aussi à Ibrahim b. al-Walid. L’insistance, quelque peu forcée, sur l’affranchissement de la princesse qui va jusqu’à choisir librement son époux, en l’occurrence al-Husayn b. ‘Ali, est bien sur là, comme on le verra, pour attirer la sympathie des Iraniens, mais elle est peut-être aussi suscitée par la prétention des Abbassides, au moins jusqu’à al-Mansur (calife de 137/754 à 159/775), de descendre d’une lignée ininterrompue de pères et de mères libres.
Après ces détails formels, passons à ce qui constitue le fond de la légende, telle qu’elle apparaît dans ses versions les plus récurrentes.
Une princesse sassanide, dépositaire de la Lumière de Gloire des rois d’Iran, arrive à Médine. Défiant le calife ‘Umar, soutenue par ‘Ali et parlant en persan avec celui-ci, elle choisit al-Husayn b. ‘Ali pour époux pour donner naissance à ‘Ali Zayn al-‘Abidin et devenir ainsi « la Mère des imams » qui vont succéder à ce dernier.
L’histoire est bien entendu fort chargée sur les plans doctrinal, ethnique et politique. Elle est de tendance pro-shiite et pro-iranienne et ces deux composantes de la tendance sont présentées de manière à ce qu’elles soient indissociables. C’est une caractéristique fondamentale du récit qu’il faut toujours avoir à l’esprit. Pour être plus précis, on peut ajouter que dans son shiisme, l’histoire relève incontestablement du courant husaynide et que dans son iranisme, elle semble issue des milieux radicaux. Tout ceci résonne comme autant de défis à une certaine « orthodoxie » sunnite arabo-centriste.
Voyons les choses d’un peu plus près.
La tradition de Shahrbanu est manifestement d’obédience husaynide. Il est vrai que, par souci d’un certain équilibre et d’un rapprochement encore plus solide entre shiites et Iraniens, bon nombre de versions mettent en scène deux princesses iraniennes se mariant avec al-Hasan et al-Husayn, mais en même temps, par une insistance constante, l’épouse d’al-Husayn est présentée en tant que mère des imams à venir.
Ibn Shahrashub fait précéder l’histoire de Shahrbanu par un assez long développement sur la légitimité de la lignée husaynide des imams et par conséquent l’illégitimité de celui des descendants d’al-Hasan. Rappelons que la tradition aurait commencé à circuler, dans ses différentes variantes, à partir du 3ème/9ème siècle, c’est-à-dire seulement quelques décennies après la révolte des frères zaydites hasanides Muhammad b. ‘Abdallah al-Nafs al-Zakiyya et Ibrahim, révolte qui, en très peu de temps, semble avoir suscité une grande sympathie, même parmi les savants non-alides, aussi bien au Hijaz qu’en Irak.
Quelques décennies plus tard, juste après l’exécution d’al-Amin en 198/813, un autre révolté hasanide zaydite, Ibn Tabataba avait été proclamé « al-Rida min al Muhammad », en jumada II 199/janvier 815 à Bagdad même, soutenu par le célèbre Abu al-Saraya, avant d’être tué un mois plus tard. L’histoire de Shahrbanu viserait-elle, entre autres, à contrecarrer la popularité des zaydites et/ou des hasanides, en particulier dans les milieux shiites, iraniens et assimilés ?
Ensuite, dès la version rapportée par al-Saffar al-Qummi au 3ème/9ème siècle et jusqu’à Ibn Rustam al-Tabari al-Saghir au 5ème/11ème et al-Rawandi au 6ème/12ème siècle, la tradition met manifestement en avant deux éléments : la magnificence de la royauté (la Lumière émanant de la princesse, la noblesse de son rang, sa liberté de choisir son époux) et l’importance de la langue persane (le dialogue avec ‘Ali, langue bien connue de ce dernier, imam par excellence, et inconnue de ‘Umar, adversaire par excellence du shiisme). Or, aux yeux d’un certain nombre de lettrés iraniens des premiers siècles de l’islam, ces deux notions précisément sont les éléments constitutifs les plus importants de l’identité iranienne.
Il serait peut-être anachronique de parler du « nationalisme » de ces lettrés, mais il est tout aussi naïf de nier chez ceux-ci l’existence d’un sentiment aigu, voire une conscience historique, de leur identité culturelle cristallisée justement autour d’une certaine perception de la royauté et de la langue persane. Pour expliquer son admiration pour l’histoire de la nation iranienne et sa continuité, al-Tabari parle de la succession ininterrompue des dynasties royales, depuis l’origine des temps jusqu’à l’avènement de l’islam.
Dans ses al-Athar al-baqiya, Abu Rayhan al-Biruni (m. 440/1048) discute le cas de certains iraniens qui espéraient que les Bouyides seraient les agents de la restauration de la souveraineté monarchique iranienne et de la religion des Mages. Il s’étonne en même temps que des gens sensés aient placé leur espérance dans des Daylamites qui ne parlent même pas un bon persan au lieu de faire confiance (comme c’est apparemment le cas d’al-Biruni lui-même) à la dynastie abbasside, une dynastie issue du Khurasan et portée au pouvoir par de vrais persans (‘ajam).
L’œuvre de Miskawayh, et plus particulièrement ses Tajarib al-umam, est parcourue de part en part de présentation, de justification et d’admiration de ces deux caractéristiques de la culture iranienne et on comprend aisément que F. Rosenthal l’ait appelé « le philosophe nationaliste persan ».
Il en est bien entendu de même pour Ferdowsi de Tus dans son monumental Shah-Nameh. Le rôle exercé par ce genre de penseurs n’est sans doute pas à négliger dans la mesure où même les dynasties non-iraniennes d’Iran, comme les Ghaznawides, les Seljoukides ou les Ilkhanides, vont très vite adopter le persan et faire remonter leur origine aux anciens rois d’Iran plutôt qu’aux saints musulmans.
Depuis près d’un siècle, de nombreux chercheurs ont essayé de montrer comment les penseurs iraniens, dès la période de formation de la culture musulmane, se sont perçus comme les héritiers d’un passé culturel glorieux et de ce fait comme les principaux acteurs du dernier chaînon de l’histoire du Salut, c’est-à-dire l’islam.
Grignaschi et encore plus récemment G. H. de Fouchécour, Sh. Shaked ou A. Tafazzoli ont magistralement montré comment ce que Gustave von Grunebaum appelle « The Persian Humanities » se cristallisent autour de la figure du « Roi » et la morale royale et sont transmises à la culture islamique par la littérature des « Miroirs des Princes ». L’éthique, la bonne manière, la courtoisie, la subtilité d’esprit ou encore l’humanisme, tout ce qui, selon les lettrés iraniens, fait la finesse de la culture persane et sera désigné par des termes comme honar ou adab, est véhiculé par cette littérature et essentiellement par la langue persane.
Bien avant l’autorisation du cénacle des savants de la Transoxiane samanide de traduire le Coran en persan, la respectabilité voire la sacralité du persan est appuyée au moins depuis la fatwa d’Abu Hanifa (m. 150/767), consignée dans son al-Fiqh al-akbar, selon laquelle Les Noms, Attributs et Organes de Dieu peuvent être dits en persan. Les défenseurs les plus rigoureux de cette identité culturelle iranienne, on le sait, furent les scribes ou secrétaires d’État d’origine iranienne de l’époque abbasside, les fameux kuttab dont Ibn al-Muqaffa’ (exécuté vers 140/757) reste la figure emblématique.
Dans le cadre de notre problématique, le Kitab dhamm akhlaq al-kuttab d’al-Jahiz (m. 255/869), qui se veut défenseur et champion de l’orthodoxie religieuse et de l’arabité, s’avère particulièrement éloquent.
Dans un passage fort sardonique, al-Jahiz dénonce l’orientation pro-iranienne des secrétaires d’État officiels et leur dédain à l’égard des traditions arabe et islamique : ils connaissent par cœur les maximes de Buzurjmihr, le Testament d’Ardashir, les épîtres de ‘Abd al-Gamid et l’Adab d’Ibn al-Muqaffa’. Leurs livres de chevet sont le Livre de Mazdak et Kalila wa Dimna. Ils ne font que louer la politique d’Ardashir Babakan, l’administration d’Anushiruwan et admirent la façon de gouverner des Sassanides. Ainsi ils se croient plus savants que ‘Umar en affaires administratives, qu’Ibn ‘Abbas en exégèse coranique, que Mu’adh b. Jabal dans la connaissance du licite et de l’illicite, que ‘Ali dans les jugements et les arbitrages. Ils ne lisent jamais régulièrement le Coran et ne considèrent pas l’exégèse, le droit ou l’étude des traditions comme des sciences fondamentales.
En évoquant le milieu des kuttab iraniens, on pense inévitablement à la Shu’ubiyya pro-iranienne dont al-Jahiz se veut précisément le pourfendeur. Peut-on conclure que la tradition de Shahrbanu a vu le jour dans le milieu des scribes pro-shu’ubi iraniens ? C’est possible lorsque l’on sait qu’au 3ème/9ème siècle, le moment où la tradition commence à circuler abondamment, la Shu’ubiyya avait atteint son apogée.
Shiisme husaynide, opposition au shiisme zaydite, iranisme soutenu, intellectualisme iranien et mise au défi de l’orthodoxie sunnite pro-arabe, tout cela évoque immanquablement, pour l’historien des débuts de l’islam, l’ambiance de la cour d’al-Ma’mun, « le Fils de la Persane », à Marw, dans le Khurasan, à l’époque précise où il désigna l’imam shiite de la lignée husaynide ‘Ali b. Musa al-Rida comme son héritier, en l’an 200/815. En effet, al-Ma’mun semble avoir cherché à ce moment à rétablir l’alliance entre Abbassides, Alides et Persans, alliance qui, jadis, avait abouti à la victoire de la da ‘wa hashimiyya, jusqu’à, sa rupture après la prise de pouvoir par les Abbassides et l’assassinat d’Abu Muslim.
À cet égard, la tradition rapportée par Ibn Babuya dans ses ‘Uyun me semble contenir, de manière implicite, quelques informations précieuses (voir supra). D’abord, il est possible que le grand traditionniste de Rayy ait recueilli cette tradition, comme beaucoup d’autres du même ouvrage, lors de son voyage au Khurasan d’autant plus qu’il la rapporte d’un khurasanien appelé Abu ‘Ali al-Husayn b. Ahmad al-Bayhaqi, apparemment inconnu par ailleurs.
Ensuite, dans le corps du hadith, il est dit que le propos a été tenu par l’imam al-Rida lorsqu’il se trouvait au Khurasan, donc déjà désigné par al-Ma’mun comme prince héritier. L’interlocuteur du huitième imam, on l’a vu, est un certain Sahl b. al-Qasim al-Nushajani qui, à ma connaissance, est inconnu des ouvrages biographiques et prosopographiques imamites. Cependant, quelques informations, fragmentaires il est vrai, sont fournies par d’autres sources au sujet de la famille Nushajani.
Le nom est clairement un patronymique en -agan, très probablement sur Anosh « immortel », lui-même abrégé d’un nom composé typique de l’onomastique pehlevi ; Nushajani serait donc la forme arabisée d’Anoshagan. La famille des Nushajani semble avoir eu une fréquentation constante des rois et de la cour sassanides. Leur ancêtre aurait été Nushajan, fils de Wahraz, le premier gouverneur iranien du Yémen, envoyé spécial du roi Anushiruwan.
Ibn Hisham et al-Jahiz font allusion aux liens solides qui unissaient la famille à la cour sassanide, liens qui procuraient aux Nushajani une grande influence politique. Nous avons vu que selon le Ta ‘rikh d’al-Tabari, ‘Abdallah b. ‘Amir b. Kurayz offrit une des filles de la famille de Kisra, capturée à Sarakhs, à un certain al-Nushajan.
Si on se fie à plusieurs rapports consignés par Abu al-Faraj al-Isfahani dans ses Aghani, la famille paraît avoir gardé toute sa puissance même après l’avènement de l’islam. Aussi bien sous le califat omeyyade que sous celui des Abbassides, les Nushajani auraient gardé une grande partie de leurs immenses terres, leur fortune et leur influence.
Cependant, quelques-uns de leurs palais seraient tombés en ruine, puisqu’à l’époque abbasside, le poète Muhammad b. Bashir chantait la nostalgie des palais en ruine des ancêtres glorieux de la famille à leurs descendants dans la superbe propriété de ceux-ci, située dans la Ja’fariyya, la banlieue aristocratique de la capitale. Ahmad b. Sahl al-Nushajani, qui pourrait être le fils du mystérieux interlocuteur de l’imam al-Rida dans notre hadith, avait suscité la jalousie du calife al-Mu’tadid (califat de 279/892 à 290/902) par la splendeur de son train de vie et ses pouvoirs sur les plans social et politique.
Al-Isfahani écrit que la propriété bagdadienne des Nushajani était constamment remplie de poètes, musiciens, chanteurs, mais aussi de lettrés, de penseurs et de scribes (kuttab). La mention des kuttab ainsi que les longues et fortes relations de la famille avec les Sassanides font penser que leur demeure pouvait très bien être un lieu de réunion de la Shu’ubiyya pro-iranienne.
Dans ce contexte, l’indication d’Ibn Shahrashub selon laquelle certains appelaient Shahrbanu Barra bint al-Nushajan (cf. le rapport d’al-Tabari) apparaît sous un éclairage inattendu. De même il est remarquable que, dans ses Aghani, Abu al-Faraj al-Isfahani appelle souvent Abu al-Aswad al-Du’ali : Zalim b. ‘Amr al-Nushajani.
Rappelons que c’est à Abu al-Aswad qu’est attribué, chez al-Kulayni et Ibn Shahrashub pour ne citer qu’eux, le vers louant la noblesse du quatrième imam, descendant de Hashim et de Kisra. Ainsi de nombreuses connexions lient différents membres de la famille Nushajani (mazdéens d’origine ou de fait ?) d’une part à la cour et à la noblesse sassanide et d’autre part aux shiites husaynides. On peut donc raisonnablement penser qu’il n’est pas impossible que l’histoire de Shahrbanu ait pris naissance dans leur entourage.
Dans le hadith rapporté par Ibn Babuya, on retrouve un membre de la famille Nushajani dans l’entourage d’al-Ma’mun et de ‘Ali b. Musa al-Rida à Marw. Ce qui vient d’être dit rend la chose historiquement plausible. De même, étant donné le passé de la famille ainsi que sa position au sein du pouvoir sassanide, il ne serait pas illogique de voir derrière les phrases ambiguës du hadith (qui, comme on l’a vu, font penser à la notion iranienne de khwëtôdas/khwëdôdah) un shu’ubisme pro-iranien plutôt radical que d’autres versions semblent avoir cherché à atténuer.
L’histoire de Shahrbanu aurait donc vu le jour dans l’entourage shu’ubi des Nushajani au sein de la cour d’al-Ma’mun au Khurasan. La dernière phrase du hadith rapporté par Ibn Babuya est, à cet égard, symptomatique : « Sahl b. al-Qasim (al-Nushajani) dit : « Il ne resta pas un seul Talibite (= alide husaynide ?) auprès de nous qui n’eut copié ma version de ce hadith d’al-Rida »
II me semble possible d’affiner encore davantage la datation de la genèse de la tradition.
Tout de suite après l’échec de la révolte du hasanide Ibn Tabataba en 199/815, deux husaynides, tous deux fils de Musa al-Kazim et demi-frères de ‘Ali al-Rida, déclenchèrent des mouvements insurrectionnels contre les Abbassides de Bagdad : Zayd dit « al-Nar » (litt. « le feu » i. e. l’incendiaire) à Basra et Ibrahim dit « al-Jazzar » (le boucher) au Yémen.
C’est à ce moment, en 200/816, au Khurasan, qu’al-Ma’mun entame son grand mouvement de réconciliation entre Alides et Abbassides, mouvement largement soutenu par un grand nombre d’Iraniens. Les zaydites hasanides s’étant toujours montrés trop agressifs, il choisira le rapprochement avec les husaynides de manière particulièrement spectaculaire : non seulement il épargnera les deux fils de Musa al-Kazim qui venaient d’être proclamés anti-califes à Basra et au Yémen, mais il va désigner leur frère ‘Ali qui avait su rester en dehors des révoltes, le 2 ramadan 201/24 mars 817, comme son propre successeur avec le titre d’al-Rida min al Muhammad.
La réaction des Abbassides de Bagdad, soutenue par une grande partie des ahl al-sunna wa al-jama’a, ne se fit pas attendre. Les deux fils d’al-Mahdi avaient pris la tête de l’opposition contre al-Ma’mun : al-Mansur b. al-Mahdi refusant d’être proclamé calife, son demi-frère Ibrahim b. al-Mahdi accepta le titre le 28 dhu al-hijja 201/17 juillet 81769. Or, al-Mansur était né d’al-Buhturiyya, fille de Khorshid, dernier isfahbadh (haut officier militaire) dabuyide de Tabaristan et son demi-frère Ibrahim, né de Shakla, fille du dernier masmughan (grand prêtre zoroastrien) du district de Damawand.
Les deux principaux opposants d’al-Ma’mun descendaient donc, du côté maternel, de la très haute noblesse iranienne. La noblesse arabe de leur ascendance paternelle ne faisait pas de doute non plus. On peut donc raisonnablement penser que dans l’entourage d’al-Ma’mun on envisagea faire encore mieux pour ce qui concerne le successeur de ce dernier : ‘Ali al-Rida, descendant de Hashim du côté paternel, aura comme aïeule une femme appartenant, non pas simplement à la noblesse, mais à rien de moins que la famille royale iranienne.
Mais quelques mois plus tard, al-Ma’mun commença sa politique de rapprochement avec l’aristocratie abbasside de l’Irak. Sa première concession fut l’annonce de son retour à Bagdad et son départ de Marw le 10 rajab 202/22 janvier 818. C’est lors de ce voyage que les deux obstacles majeurs à ce rapprochement furent éliminés : l’Iranien al-Fadl b. Sahl, le 2 sha’ban 202/13 février 818 à Sarakhs, et l’imam husaynide ‘Ali al-Rida, le 29 safar 203/5 septembre 81 870.
L’histoire de Shahrbanu, ou tout au moins son noyau primitif, aurait par conséquent vu le jour, autour de la famille shu’ubite iranienne Nushajani dans l’entourage d’al-Ma’mun, à Marw, la capitale khurasanienne de ce dernier, entre mars 817 (proclamation de ‘Ali al-Rida comme prince héritier), ou le mois de juillet de la même année (proclamation du califat d’Ibrahim b. al-Mahdi à Bagdad), et janvier 818 (date où al-Ma’mun aurait abandonné sa politique pro-alide).
3. Les traditions populaire et orale
« On ne sait jamais de quoi le passé sera fait demain. »
Ce proverbe mongol illustre parfaitement le destin posthume de la figure de Shahrbanu en Iran, le pays dont elle est dite être la Dame, ainsi que dans le shiisme dit populaire.
Dans les traditions littéraires, on l’a vu, la princesse sassanide meurt soit au moment de la naissance de son fils Zayn al-‘Abidin, soit noyée dans l’Euphrate après avoir assisté au massacre des siens à Karbala. La croyance populaire en a décidé autrement. C’est comme si ces genres de morts ne la satisfaisaient pas et qu’elle cherchait à trouver, pour sa princesse, une fin plus utile, plus glorieuse.
Dans une étude pionnière consacrée aux croyances populaires au sujet de Shahrbanu, Sayyid Ja’far Shahidi présente la version la plus récurrente de la légende orale de la fille de Yazdagird III, appelée ici Bibi (Dame ; aussi grand-mère) Shahrbanu : après la journée de ‘Ashura, Bibi Shahrbanu réussit à s’enfuir, comme l’avait prédit son époux, avec Dhu al-janah, le cheval de ce dernier.
Poursuivie par ses terribles ennemis, elle arrive à la montagne Tabarak à Rayy, en Iran central. Traquée, à bout de force, seule, elle invoque Dieu pour être délivrée de ses assaillants ; mais, étant persane, au lieu de dire ya hu (« ô Dieu ! » litt. « ô Lui »), elle se trompe et crie ya kuh (« ô montagne ! »). Alors, la roche s’ouvre miraculeusement et offre refuge à la princesse. Cependant, un pan de sa robe reste coincé lorsque la montagne se referme derrière elle. Peu de temps après, ses poursuivants ainsi que d’autres gens retrouvent le tissu dans la roche, se rendent compte du miracle et découvre la sainteté de Shahrbanu. L’endroit deviendra le sanctuaire de la princesse, un lieu de pèlerinage, et va le rester jusqu’à nos jours.
Une histoire presque identique se trouve à l’origine du sanctuaire zoroastrien de Banu Pars (la Dame de la Perse), au nord-ouest de la plaine de Yazd, au sud de la bourgade de ‘Aghda. On y retrouve la fille de Yazdagird III (appelée ici Khatun Banu), la fuite et la poursuite des Arabes, la détresse de la princesse et son invocation, le miracle de la montagne qui s’ouvre et se referme derrière la jeune fille, jusqu’au bout de tissu coincé dans la roche.
D’une manière plus générale, des thèmes tels que la fuite de nobles iraniens ou iraniennes, et souvent des membres de la famille royale, devant les envahisseurs arabes et leur sauvetage miraculeux par Dieu grâce aux éléments de la nature, se trouvent fréquemment dans les légendes de fondation des sanctuaires zoroastriens d’Iran central et méridional.
D’après l’étude de S. J. Shahidi, les mentions du sanctuaire de Rayy commencent à devenir fréquentes dans les sources d’époque safawide. C’est apparemment peu de temps avant cette époque que ce qui était peut-être un lieu de pèlerinage (mazar) va devenir la tombe (maqbara, marqad) de Shahrbanu.
En effet, aussi bien Shahidi que Hosayn Kariman, dans sa monographie classique consacrée à la vieille cité de Rayy, citant les travaux archéologiques de Sayyid Mohammad Taqi Mostafavi, datent la partie la plus ancienne du sanctuaire du 9ème/15ème siècle, peu de temps avant l’ère safawide. Effectivement, ni Abu Dulaf, dans sa description de la montagne Tabarak de Rayy dans les années 330/940, ni al-Qazwini, au 6ème/12ème siècle, dans l’énumération assez détaillée qu’il donne des monuments saints de Rayy dans son Kitab al-naqd, ne disent rien, ni l’un ni l’autre, au sujet du sanctuaire de Shahrbanu.
Ce qui montre que presque indépendamment de l’évolution et des développements de la tradition littéraire, la tradition orale se développe et atteint sa maturité vers les 9ème-10ème/15ème-16ème siècles. Rien qu’il soit apparemment impossible de dater avec précision les légendes zoroastriennes qui viennent d’être évoquées, il semble cependant qu’elles remonteraient à une époque plus ancienne.
Il est donc probable qu’elles aient été à l’origine de la légende de fondation du sanctuaire de Bibi Shahrbanu à Rayy. Par ailleurs, la présence d’une antique « tour de silence » (dakhma) zoroastrienne sur la même montagne Tabarak, un peu plus au nord, corroborerait également l’existence de liens entre le sanctuaire de Shahrbanu et le zoroastrisme iranien.
La figure de Shahrbanu et son sanctuaire semblent en effet constituer en quelque sorte les prolongements d’antiques croyances mazdéennes. Quelques années après S. J. Shahidi, Mohammad Ebrahim Bastani Parizi, autre savant iranien, s’intéressa de nouveau à Bibi Shahrbanu dans le cadre de ses nombreuses études sur les toponymes iraniens comportant des termes signifiant « Femme », « Dame », « Princesse », « Demoiselle », etc.
Par des recherches extrêmement fouillées, aussi bien dans les données archéologiques et les sources écrites que dans les légendes folkloriques et les croyances populaires, Bastani Parizi établit, de manière convaincante, que dans la quasi-totalité des cas, les endroits portant ce genre de noms abritaient, dans un passé plus ou moins lointain, un temple et/ou un culte d’Anahita/Anahid/Ab Nahid/Nahid, la déesse, extrêmement populaire, des eaux et de la fécondité : Ardvisur Anahid du panthéon zoroastrien. Il est intéressant de noter qu’Anahid semble avoir été la déesse patronne des Sassanides.
Quelques années plus tard, mettant largement à contribution les études de S. J. Shahidi et M. E. Bastani Parizi, Mary Boyce est arrivée aux mêmes conclusions que ce dernier, à travers une comparaison documentée entre les légendes de fondation des sanctuaires de Shahrbanu et de Banu Pars. Le titre « Banu » (la Dame) est le titre antique d’Anahid. Dès l’Avesta, la déesse est appelée Aredvisura banu. Dans les documents en pehlevi aussi, les titres banu ou aban banu (la Dame des Eaux) sont accolés à Anahid, Ardvisur ou Ardvisur Amshasfand.
Boyce, qui cite et exploite toutes ces références, fait également allusion aux inscription d’Istakhr et de Paikuli où Anahid est appelée la Dame. Bien qu’aucune trace de monument préislamique n’ait été trouvée à Bibi Shahrbanu, M. Boyce, citant l’Histoire d’Hérodote à l’appui, pense qu’une simple roche, à proximité d’une source d’eau naturelle (ce qui est le cas de Bibi Shahrbanu), pouvait servir de temple au culte d’Anahid. Elle va jusqu’à penser que les titres portés par la princesse sassanide dans les textes shiites, la Dame du Pays (i. e. le Pays d’Iran) (Shahrbanu), le Souverain des Femmes (Shah-e zanan) ou encore la Dame de l’Univers (Jahan banu) auraient très bien pu être portés par Anahid avant l’islamisation du site. Ce qui corrobore encore l’hypothèse d’une continuité entre Anahid, déesse des eaux et de la fertilité, et Shahrbanu, mère des imams, c’est que dans bon nombre de versions populaires de l’histoire de la princesse, celle-ci est appelée aussi Hayat Banu, la Dame de la Vie ; la relation entre la vie, l’eau et la fertilité étant bien entendu évidente.
Par ailleurs, la visite du sanctuaire de Rayy est exclusivement réservée aux femmes (et dans de rares occasions aux hommes sayyids, donc des descendants, ou présumés tels, des imams considérés comme les « fils » de Shahrbanu) ; or, ce sont surtout les femmes stériles qui s’y rendent pour demander à la Dame du Pays guérison et fécondité, et ce depuis les temps anciens.
Le choix de Rayy, à part les raisons invoquées par M. E. Bastani Parizi et M. Boyce, à savoir l’existence préalable d’un sanctuaire d’Anahid, peut également s’expliquer par le fait que ce fut de Rayy, qu’en 20/641, Yazdagird III lança, à son peuple, son dernier appel à la résistance devant les troupes musulmanes avant de s’enfuir vers le Khurasan et que la ville bien que presque entièrement peuplée d’Iraniens, puisque comptant un nombre insignifiant d’Arabes, a pourtant toujours été un des bastions les plus importants de toutes formes du shiisme (zaydisme, ismaélisme, qarmatisme et bien entendu imamisme) et ce jusqu’au 6ème/12ème siècle.
Enfin, à l’époque d’al-Ma’mun, les traditions religieuses iraniennes préislamiques auraient encore été vivantes à Rayy puisque la ville semble avoir abrité à cette époque une communauté manichéenne encore en activité. La popularité de Shahrbanu se révèle aussi par sa forte présence dans le théâtre shiite persan, la ta’ziya.
Dans leur catalogue des pièces de ta’ziya de la collection Cerulli de la Bibliothèque Vaticane, Ettore Rossi et Alessio Bombaci ont répertorié plus de trente pièces où intervient Shahrbanu, parfois appelée Shah-e zanan. Dans la grande majorité des cas, la scène se passe au jour de Karbala’ et la pièce décrit le deuil et le courage de l’épouse de l’imam al-Husayn. L’histoire de la captivité de la fille du roi d’Iran, de son entretien avec ‘Ali et de son mariage avec al-Husayn constitue la trame de quelques pièces (nos 30-424-429-461-579-948 et 1000). Enfin, la fuite de Shahrbanu à Rayy et le miracle de la montagne sont les sujets de deux pièces (nos 466 – sur l’occultation de la princesse – et 945). Dans presque toutes ces pièces, la sympathie pour l’Iran et son passé sont aisément perceptibles.
La convergence entre l’Iran préislamique et le shiisme imamite à travers la figure de Shahrbanu est également sensible dans quelques rituels populaires consacrés à l’épouse du troisième imam. Les sacrifices offerts à Bibi Shahrbanu, moutons, bœufs ou chevaux, sont identiques à ceux offerts à Banu Pars/Anahid de ‘Aghda de Yazd.
La principale offrande rituelle du sanctuaire de Rayy est un bol d’eau, élément dont Anahid est la déesse. Dans certaines régions du Khurasan iranien, parmi les rituels de deuil qui marquent les dix premiers jours du mois de muharram en commémoration de la mort des martyrs de Karbala, les élégies dédiées à Shahrbanu occupent une place privilégiée. Les processions chantant ces élégies passent toujours par un cimetière zoroastrien sinon, croient les gens, les villages seront victimes de sécheresse ou au contraire d’inondations, c’est-à-dire dans les deux cas des fléaux en rapport avec l’eau. Je connais personnellement quelques zoroastriennes de la région de Kirman qui se rendent régulièrement en pèlerinage au sanctuaire de Shahrbanu à Rayy. Elles ne constituent certainement pas des cas isolés.
Il est vrai qu’il suffit d’un voile pour qu’elles s’intègrent aisément dans la masse des visiteuses musulmanes. Bien qu’elles ne l’aient pas dit explicitement, il semble parfaitement plausible qu’elles y aillent pour rendre secrètement un culte à leur populaire Dame Anahid.
Comme l’écrit pertinemment Jacqueline Chabbi : « pour survivre dans un présent qui le nie, le passé doit avancer masqué. »
4. Conclusion : entre l’Iran préislamique et l’islam shiite
La figure de Shahrbanu prend place au sein d’un réseau complexe de relations entre Iraniens et shiites. Ces relations s’inscrivent naturellement dans le cadre plus large de l’attitude des Iraniens à l’égard de l’islam et les autorités qui le représentaient au cours des premiers siècles de l’hégire.
Le phénomène a été assez amplement étudié dans ses multiples aspects.
On pourrait dire que cette attitude s’est déclinée selon trois modalités dont chacune est parcourue bien entendu par de nombreux courants : d’abord une attitude violente et radicale allant parfois jusqu’au rejet pur et simple ; que l’on pense par exemple à la convergence politique qui lia Alides kaysanites et nobles iraniens lors de la révolte de Mukhtar dès l’an 66/685, aux révoltes khurramites, plus particulièrement du zoroastrien Sunbadh à Rayy (vers 138/756) dont l’armée semble avoir été composée de néomazdakites, de zoroastriens et de shiites ou celle de Babak en Adharbayjan (de 201 à 223/816-38) qui cherchait sans doute à abattre l’islam pour restaurer la religion des Mages et la royauté perse, ou encore aux shiites qarmates d’Abu Tahir al-Jannabi qui, en 319/931, passèrent le pouvoir à un jeune persan d’Isfahan qui, selon des prophéties attribuées à Zoroastre et à Jamasp, devait être le Mahdi et l’agent de restauration du règne des Mages ou enfin à certains libres penseurs, dont certains Iraniens d’origine, qui, selon les hérésiographes, cachaient souvent leur manichéisme et leur iranisme parfois radical, sous le voile de « l’hérésie » shiite.
Une seconde catégorie d’Iraniens composés surtout d’intellectuels, de lettrés et de penseurs semble avoir pris inconditionnellement fait et cause pour la nouvelle religion et même la langue de celle-ci au point d’en devenir les représentants les plus significatifs. En effet, jusqu’à preuve du contraire, aucune iranité caractérisée n’est perceptible dans l’œuvre des personnalités comme al-Bukhari, Muslim, Ibn Majja, al-Tirmidhi, al-Nasa’i ou encore Sibawayh, al-Hasan al-Basri et Ibn Qutayba.
Enfin, dans une troisième catégorie, où se côtoient intellectuels et hommes politiques, lettrés et activistes, où de nombreuses tendances coexistent ou parfois se heurtent, de la plus modérée à la plus radicale avec un large spectre entre les deux, les acteurs semblent être des musulmans convaincus avec, simultanément, un fort sentiment identitaire iranien, c’est-à-dire le sentiment, voire la conscience historique d’appartenance à une haute culture et à une antique civilisation.
D’une façon générale, au sein de cette troisième catégorie, cette double conviction aurait conduit les Iraniens à distiller secrètement les éléments appartenant à la culture iranienne ancienne dans la nouvelle religion ; autrement dit « islamiser » certains traits appartenant à la civilisation et à la religiosité de l’Iran préislamique. Ces gens semblent avoir été persuadés de sauver ainsi de la perte, non seulement certains traits jugés essentiels de la culture iranienne, mais aussi l’islam en lui fournissant des facteurs fondamentaux qui feraient de lui une religion universelle et une véritable civilisation. Cela aurait été la position de la majeure partie de la Shu’ubiyya pro-iranienne.
Ici, il ne s’agit plus de menacer la permanence de l’Empire islamique mais plutôt de lutter pour son orientation future. Ce n’est pas la destruction de l’État qui est visée mais le remodelage de ses institutions, ses valeurs politiques et sociales, ses structures de pensée, en un mot tout ce qui contribue à l’élaboration de sa culture. À cause de nombreux et évidents points de convergence et de l’avis de quelques grands spécialistes, le shiisme, dans ses différentes formes, constituait un des terrains les plus favorables pour cette catégorie d’Iraniens. Selon toute vraisemblance, le milieu irano-shiite shu’ubite où s’était éclos la tradition de Shahrbanu appartenait à cette troisième catégorie.
Les relations entre la culture de l’Iran préislamique et l’islam en général ainsi que les convergences voire les connivences politiques entre shiites et iraniens, on l’a vu, ont été assez largement étudiées ; par contre les connexions d’ordre doctrinal et religieux entre les religions iraniennes anciennes et le shiisme imamite constituent un champ de recherche qui demeure encore presque complètement inexploré.
Dans un ensemble de matériaux complexes et touffus, la tradition de Shahrbanu fait partie de ces facteurs qui relient l’imamisme à l’Iran ancien et servent, par là-même, à réhabiliter la culture iranienne antéislamique.
Contentons-nous de quelques exemples particulièrement significatifs de ces facteurs : la tradition selon laquelle le Livre céleste de Zoroastre comprenait 12 000 volumes contenant la totalité de la Science et ‘Ali présenté comme le connaisseur par excellence de ce Livre ; la tradition louant la justice des rois iraniens et en particulier celle d’Anushiruwan, pendant le règne duquel naquit le Prophète ; la figure emblématique de Salman le Perse, comme sage iranien, musulman modèle et archétype de l’initié shiite ; la glorification des deux plus grandes fêtes iraniennes de Nowruz et de Mihrigan dans des hadiths remontant aux imams ; les rituels de deuil d’al-Husayn comme prolongement des rituels funéraires antiques pratiqués pour le héros iranien Siyavash, etc.
Dans ce contexte, et lorsque l’on connaît l’importance fondamentale de la filiation et le culte de la parenté dans le shiisme, et ce dès les temps les plus anciens, la figure de Shahrbanu acquiert une importance centrale. Au 9ème/15ème siècle, le généalogiste Ibn ‘Inaba écrit que de nombreux shiites husaynides et même certains sunnites ( ? al-‘awamm) tirent gloire du fait que ‘Ali b. al-Husayn réunit en sa personne la prophétie [al-nubuwwa, grâce à l’ascendance muhammadienne) et la royauté (al-mulk, grâce à l’ascendance sassanide).
Le généalogiste semble viser là les Iraniens, principalement des shiites husaynides mais apparemment aussi des non-shiites. Il paraît en effet significatif que pendant plusieurs siècles, à quelques rares exceptions près, tous les auteurs qui ont rapporté les principales versions de l’histoire de Shahrbanu, ont été des Iraniens ou des imamites iranisés : Saffar, Nawbakhti, Ash’ari Qummi, Kulayni, Ibn Babuya, Kay Kâwus b. Iskandar b.Qabus, Ibn Rustam Tabari, Rawandi, Ibn Shahrashub etc.
Ajoutant la Lumière de Gloire royale à celle de la walaya issue de Muhammad et de ‘Ali, Shahrbanu apporte une double légitimité shiite et iranienne à ses fils, les imams de la lignée husaynide, ainsi que la double noblesse qurayshite et sassanide.
Elle devient ainsi le chaînon principal du lien qui unit l’Iran préislamique à l’imamisme. Plus tard, une tentative analogue sera faite au sujet de la mère du douzième imam, le Mahdi imamite, présentée, selon certaines versions, comme étant la petite-fille de l’Empereur de Byzance, lui-même descendant de l’apôtre Simon. Ainsi le Messie imamite réunirait en lui d’une part les Lumières de l’islam, du mazdéisme et du christianisme et d’autre part les noblesses arabe, persane et byzantine.
La tentative resta sans lendemain et la tradition n’eut aucune popularité, sans doute parce qu’aux yeux des shiites imamites l’importance de Byzance n’était pas comparable à celle d’Iran.
[1] Une version plus développée de cet article a été publiée dans Jerusalem Studies in Arabic and Islam 27, 2002, n° spécial « From Jahiliyya to Islam », volume d’hommages au savant iranisant Shaul Skaked, p. 487-549. [Le titre du présent article a été modifié et son contenu a fait l’objet d’une reproduction libre de l’original disponible sur Persée. Titre original : Shahrbānū, princesse sassanide et épouse de l’imam Husayn. De l’Iran préislamique à l’islam shiite]
[2] Ali Peiravi dans sa traduction anglaise des ‘Uyun (p. 266-8) : « Une des esclaves s’occupa de l’élever (‘Ali b. al-Husayn) (tandis qu’une autre l’allaita). L’imam devint adulte et ne connut nulle autre personne que celle-ci comme sa mère. Plus tard, il découvrit qu’elle n’avait fait que prendre soin de lui. Les gens la considéraient comme sa mère. Quand il (‘Ali b. al-Husayn) se maria à elle, ils ont pensé qu’il s’était marié à sa propre mère. À Dieu ne plaise ! Cela ne s’est pas passé de cette manière. Cette femme vivait dans la maison de ‘Ali b. al-Husayn. Un jour, alors que ‘Ali b. al-Husayn avait fini de faire l’amour à une de ses femmes et qu’il était en train de sortir de la chambre pour accomplir les ablutions rituelles, cette esclave l’a croisé. Il lui demanda : ‘’Si tu veux également te marier, crains Dieu et fais-m’en part.’’ Elle lui répondit : ‘’Oui’’. Puis, l’imam se maria également à elle. Étant donné que les gens la considéraient comme sa mère, ils ont propagé des rumeurs sur le fait que ‘Ali b. al-Husayn s’était marié à sa mère. »
Biographie de l’auteur
Dr. Mohammad Ali Amir-Moezzi, né le 26 janvier 1956 à Téhéran, est un universitaire, historien et islamologue français, spécialiste du chiisme. Diplômé de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) et docteur d’État en islamologie de l’École pratique des hautes études (EPHE) et de l’université Sorbonne-Nouvelle, il occupe, à l’École pratique des hautes études, le poste de directeur d’étude en islamologie classique, jadis détenu par Louis Massignon, Henry Corbin et Daniel Gimaret. Sa direction d’études intitulée « Exégèse et théologie de l’islam shi’ite » est la seule consacrée au chiisme dans le monde académique occidental.